"La Mémoire des vaincus" de Michel Ragon

Publié le par Michel Sender

"La Mémoire des vaincus" de Michel Ragon

« La vie est un curieux parcours, plein d’embûches et de découvertes, de surprises et de déconvenues. On vient, on va. On rencontre des gens, que l’on oublie, qui disparaissent. D’autres qui s’insinuent, qui ne vous lâchent plus, qui s’accrochent à vous comme des tiques et dont on sait bien que l’on ne pourra s’en débarrasser qu’en disparaissant soi-même, à tout jamais, sans espoir de retour. Ils sont si pesants parfois, que l’on a envie de devancer l’heure. Pourquoi ceux-là et pas ceux-ci, égarés en chemin et dont le souvenir vous obsède. Certains sont morts, du moins on le dit, mais ils ne sont pas morts pour vous. Des prétendus morts nous accompagnent, vivent avec nous, en nous, plus que tant de vivants que l’on côtoie chaque jour avec indifférence. Parfois, on enterre un peu vite ceux que l’on a perdus de vue et dont l’âge avancé nous fait croire à leur effacement définitif. Et il arrive qu’ils ressortent de l’ombre, comme des fantômes et reprennent leur place, dans notre existence, une place qu’ils n’auraient jamais dû quitter. » [*]

 

J’ai beaucoup aimé l’Histoire de la littérature prolétarienne de langue française de Michel Ragon, ses romans autobiographiques (L’Accent de ma mère, Ma sœur aux yeux d’Asie) ou vendéens (Les Mouchoirs rouges de Cholet, Le Marin des Sables), mais mon livre préféré reste La Mémoire des vaincus que j’ai relu après l’annonce de sa disparition.

Fiction déclarée autour d’un personnage inventé, Fred Barthélemy (porte-parole de l’auteur et qui regroupe sur lui l’expérience de plusieurs militants réels : on pense à Marcel Body, Gaston Leval ou Henry Poulaille), La Mémoire des vaincus dresse un panorama grandiose, de la Bande à Bonnot à Mai-68, du combat anarchiste du XXe siècle.

On croise dès le commencement Paul Delesalle, Victor Kilbaltchich (Victor Serge), Rirette Maîtrejean et Vsevolod Eichenbaum (Voline) qui influencent Fred Barthélemy dans son évolution.

Ayant choisi un métier manuel mais appris également le russe, Fred Barthélemy se retrouve engagé dans la mission militaire en Russie en 1918 et mêlé aux événements de la Révolution russe, puis fait partie des ideiny ralliés à l’Internationale communiste. (Au milieu de nombreuses personnalités ayant existé et des grands noms de la Révolution, Sandoz s’inspire manifestement de Jacques Sadoul et le lieutenant Prunier de Pierre Pascal.)

La position « centrale » de son personnage principal (un authentique libertaire ayant rejoint l’idéal communiste) permet à Michel Ragon d’évoquer magistralement les dérives et le dévoiement progressif du bolchevisme (les « idiots utiles » de Lénine et « les poubelles du camarade Trotski »), la répression des socialistes-révolutionnaires (la condamnation de Maria Spiridonova) et des anarchistes (la description des obsèques de Kropotkine reste un passage mémorable du roman), la dissidence de Makhno, la rébellion de Cronstadt écrasée dans le sang, la bureaucratisation de l’appareil écartant finalement Trotski après la mort de Lénine, la prise du pouvoir par Staline, etc.

Le retour à Paris de Fred Barthélemy donne ensuite à Michel Ragon l’opportunité de parler des années trente, du nazisme en Allemagne (dont Erich Mühsam est une des victimes), de la guerre d’Espagne (avec Buenaventura Durutti en figure de proue), des procès de Moscou (où les derniers dinosaures bolcheviks disparaissent) ou de la France de « l’affront populaire »…

Dans La Mémoire des vaincus trotskistes et anarchistes (même si quelqu’un comme Victor Serge fait le pont), marxistes et libertaires sont comme des frères ennemis. Le cœur de Michel Ragon va à Louis Lecoin, May Picqueray, Eugène Armand ou Maurice Joyeux, ce qu’il développera l’année suivante dans La Voie libertaire : « L'anarchie n'a jamais professé ni une mystique du prolétariat salvateur, ni une déférence aux intellectuels qui se font un apostolat de penseurs professionnels. Elle n'a jamais cru ni à la vertu des masses, ni à l'utilité des surhommes », écrivait-il.

 

Michel Sender.

 

[*] La Mémoire des vaincus de Michel Ragon, éditions Albin Michel, Paris, janvier 1990 ; 480 pages, 130 F. (La Mémoires des vaincus est dédié à Jean Malaurie.)

"La Mémoire des vaincus" de Michel Ragon

Un si bel espoir (Albin Michel, 1999), dédié à Michel Chaillou, aborde la France du XIXe siècle, de 1848 à la Commune.

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