"Les fleurs du mal" de Charles Baudelaire
XL
RÉVERSIBILITÉ
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,
Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
CHARLES BAUDELAIRE [*]
En confinement, ma fille et moi, comme c’est au programme, attaquons Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, que nous lisons ensemble.
Elle, utilise une version récente de l’édition 1999 du Livre de Poche (préfacée par Yves Bonnefoy et établie par John E. Jackson), et moi, l’édition 1972 réalisée par Yves Florenne.
Or, très vite, je me suis aperçu que les numérotations et l’ordre des poèmes ne correspondaient pas (je consulte dorénavant le classique Garnier utilisant, comme la plupart, le texte de 1861).
En effet, un peu à contre-courant, Yves Florenne (dans la continuité de son édition des Œuvres complètes de Baudelaire au Club Français du Livre en 1966) avait choisi de reprendre d’abord les cent un poèmes de la première édition des Fleurs du Mal de 1857 chez Poulet-Malassis [**], avec les corrections de 1861 et 1866 (Les Épaves) mais en rejetant les modifications de 1868, faites après la mort du poète.
L’essentiel des éditeurs modernes considèrent avec raison que la deuxième édition refaite par Baudelaire lui-même en 1861 (toujours chez Poulet-Malassis), la dernière du vivant de l’auteur, doit servir de référence.
Cependant, Yves Florenne considérait que la censure des Fleurs — interdites en 1857 à cause des « pièces condamnées » — avait contraint Baudelaire, même s’il y avait ajouté de nouveaux poèmes, de réorganiser non librement son recueil. Et c’est pourquoi il en revenait en priorité à la pureté de l’édition originale, du Au lecteur aux cent (numérotés I à C) autres poèmes et à sa (très belle) construction savamment étudiée…
Michel Sender.
[*] Les fleurs du mal de Charles Baudelaire, préface de Marie-Jeanne Durry, édition établie selon un ordre nouveau, présentée et annotée par Yves Florenne, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris, 1er trimestre 1972 ; XLIV + 404 pages.
[**] Disponible en consultation gratuite notamment sur Wikisource et Gallica de la BNF.