"L'Amour est aveugle" de William Boyd

Publié le par Michel Sender

"L'Amour est aveugle" de William Boyd

« Depuis la vitrine centrale de Channon & Co., Brodie Moncur regardait les passants se hâter entre les fiacres, calèches et carrioles qui roulaient dans George Street. La pluie fine qui tombait dru, parfois chassée en diagonale par une bourrasque sous la pesante lumière étamée, fondait au noir les façades déjà charbonneuses des immeubles. Comme du velours ou de la moleskine, songea Brodie, qui ôta ses lunettes et en essuya les verres sur son mouchoir. Avant de les remettre, il leva les yeux pour découvrir une Édimbourg totalement aqueuse. Les bâtiments d’en face se dressaient telle une muraille de daim noir. » [*]

 

Le dernier livre de William Boyd, L’Amour est aveugle [**], s’avère véritablement un roman-roman, une lecture à la fois distrayante et profonde…

Brodie Moncur, Écossais d’origine, travaille comme accordeur de pianos et sa spécialité va le faire s’exiler en Europe (en France, en Suisse, en Italie) et en Russie, avant de s’installer aux îles Andaman-et-Nicobar, à la charnière de deux siècles, entre 1894 et 1906.

Son séjour à Paris l’amène à rencontrer le pianiste John Kilbarron, un concertiste surnommé le « Liszt irlandais », qui vit avec son frère Malachi (son imprésario-intendant) et une cantatrice russe, Lika Blum, sa maîtresse.

Un accord commercial lié à son activité professionnelle incite Brodie Moncur à suivre dans leurs déplacements les Kilbarron et Lika Blum (dont, bien sûr, il tombe amoureux), puis à les accompagner pour un important contrat à Saint-Pétersbourg.

Cette liaison amoureuse clandestine (et qui tourne à une authentique relation partagée) tourmente cependant de plus en plus Brodie (qui jusque alors se contentait de la fréquentation des « maisons ») et le place en continuel porte-à-faux vis-à-vis de son « employeur » — sans parler de la maladie (la tuberculose) qui petit à petit, avec des hauts et des bas, le mine et l’oblige à des convalescences dans des villes ensoleillées, Nice ou Biarritz…

À partir de ces ingrédients, avec ces personnages cultivés et cosmopolites qui vivent pour la musique et le chant, qui parcourent les pays et les villes étrangères (Genève, Vienne, Graz, Trieste), qui parlent plusieurs langues, William Boyd nous concocte une histoire voyageuse et livresque.

Le séjour russe des protagonistes lui permet également d’en évoquer la poésie et les œuvres musicales, ainsi que de jouer sur les thèmes classiques (la passion, la trahison, la jalousie et le duel).

Placé sous l’égide manifeste d’Anton Pavlovitch Tchékhov, avec de multiples références (la phtisie, les stations balnéaires, Lika dame au petit chien, les derniers moments au champagne et en allemand : « Ich sterbe »), L’Amour est aveugle nous réjouit d’une belle aventure romanesque tempérée d’une indéniable — mais volontairement « légère » — réflexion philosophique sur la vie et la mort.

 

Michel Sender.

 

[*] L’Amour est aveugle — Le Ravissement de Brodie Moncur (Love is Blind, The Rapture of Brodie Moncur, 2018) de William Boyd, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Isabelle Perrin [Le Seuil, mai 2019], éditions de Noyelles [France Loisirs], Paris, mars 2020 ; 498 pages.

[**] Abreuvé de relances alléchantes et quotidiennes par messagerie, je me suis résolu à une commande par Internet : le hic est que la livraison ne suit pas ! (Mon colissimo est finalement arrivé après plus de quinze jours.)

Publié dans Littérature

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