"Au Bonheur des Dames" d’Émile Zola
« Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de Cherbourg l’avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d’un wagon de troisième classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s’arrêta net de surprise.
— Oh ! dit-elle, regarde un peu, Jean !
Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres, tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père. Elle, chétive pour ses vingt ans, l’air pauvre, portait un léger paquet ; tandis que, de l’autre côté, le petit frère, âgé de cinq ans, se pendait à son bras et que, derrière son épaule, le grand frère, dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes.
— Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin ! » [*]
Dans la série des Rougon-Macquart d’Émile Zola, Au Bonheur des Dames succède directement à Pot-Bouille avec lequel il constitue indéniablement un diptyque.
Le lien en est directement la personnalité d’Octave Mouret qui, à la fin de Pot-Bouille, a épousé Mme Hédouin, propriétaire du magasin « Au Bonheur des Dames ».
Dans le roman Au Bonheur des Dames, nous le retrouvons donc, veuf et ayant hérité du « Bonheur des Dames » dont, dans une politique de développement intensif, à base de rachats des immeubles voisins, il a fait un « Grand Magasin ».
Mouret sera aidé en cela (avec l’entremise d’une de ses maîtresses, Mme Desforges) par le baron Hartmann (allusion évidente au baron Haussmann), un banquier qui lui permettra de s’étendre dans le quartier…
Mais la personne principale du livre, qui en deviendra la plus importante, se révèle être Denise Baudu, une jeune provinciale chargée de famille qui débarque à Paris chez son oncle et, ne pouvant y rester, se fait embaucher au « Bonheur des Dames ».
Car la particularité de Denise (ce sera le prénom de la fille d’Émile Zola et Jeanne Rozerot) réside dans son absolue ingénuité et sa constance morale, avec une absence de préjugés qui lui permet d’aborder chaque situation avec courage et simplicité. Elle assiste ainsi au drame que vit sa famille directe, les Baudu, dont la petite boutique de draperie (installée juste en face du « Bonheur des Dames ») périclite à cause de cette proximité.
De même, le père Bourras, marchand de parapluies, un brave homme qui accueillera un temps Denise et son jeune frère chez lui, n’arrivera pas à échapper, malgré une résistance acharnée, à l’envahissement provoqué par l’extension de l’entreprise d’Octave Mouret. Et Robineau lui aussi, un ancien employé du « Bonheur des Dames » ayant tenté sa chance en acquérant une autre enseigne de soierie dans les parages, ne parviendra pas à survivre face à l’expansion du « Bonheur des Dames ».
Car l’immense commerce que construit et agrandit sans cesse Octave Mouret écrase tout autour de lui, interdit, avec sa politique de dumping sur les prix et l’étendue de ce qu’il propose à la vente, toute possibilité de concurrence loyale.
Émile Zola décrit tout cela avec une vérité profonde, il nous fait vivre de l’intérieur tout le gigantisme de cette « cathédrale du commerce moderne », il nous en montre les clientes avec leurs différentes recherches ou leurs travers et surtout nous permet de connaître toute une série d’employé.e.s du « Bonheur des Dames », sa hiérarchie et ses méthodes de recrutement ou de licenciement en morte-saison : « On nommait les vendeurs congédiés, comme, en temps d’épidémie, on compte les morts », nous dit Zola.
Mais, grâce à Denise qui, par sa bonté et son opiniâtreté douce, en quelque sorte bonifie et sacralise Octave Mouret, Au Bonheur des Dames, un monument du tournant du siècle et du capitalisme montant, diffuse une lumière moins sombre que celle de Pot-Bouille.
Michel Sender.
[*] Au Bonheur des Dames (1883) d’Émile Zola, illustrations de Cyril Arnstam, collection « Le Meilleur Livre de la Femme », éditions CAL (Culture, Art, Loisirs), Paris, 1967 ; 480 pages (relié-cartonné toile illustrée).
N. B. Dans les éditions ne varietur Fasquelle d’Au Bonheur des Dames, les noms de magasins ne sont pas en italique. Je choisis les guillemets sans italiques pour ne pas mélanger avec le titre du livre.