"Fort comme la mort" de Guy de Maupassant
« Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond. C’était un grand carré de lumière éclatante et bleue, un trou clair sur un infini lointain d’azur, où passaient, rapides, des vols d’oiseaux.
Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la clarté joyeuse du ciel s’atténuait, devenait douce, s’endormait sur les étoffes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine les coins sombres où, seuls, les cadres d’or s’allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnés là-dedans, la paix des maisons d’artistes où l’âme humaine a travaillé. En ces murs que la pensée habite, où la pensée s’agite, s’épuise en des efforts violents, il semble que tout soit las, accablé, dès qu’elle s’apaise. Tout semble mort après ces crises de vie ; et tout repose, les meubles, les étoffes, les grands personnages inachevés sur les toiles, comme si le logis entier avait souffert de la fatigue du maître, avait peiné avec lui, prenant part, tous les jours, à sa lutte recommencée. Une vague odeur engourdissante de peinture, de térébenthine et de tabac flottait, captée par les tapis et les sièges ; et aucun autre bruit ne troublait le lourd silence que les cris vifs et courts des hirondelles qui passaient sur le châssis ouvert, et la longue rumeur confuse de Paris à peine entendue par-dessus les toits. Rien ne remuait que la montée intermittente d’un petit nuage de fumée bleue s’élevant vers le plafond à chaque bouffée de cigarette qu’Olivier Bertin, allongé sur son divan, soufflait lentement entre ses lèvres. » [*]
Fort comme la mort — le titre renvoie à un passage du Cantiques des Cantiques [**] —, avant-dernier roman de Guy de Maupassant, m’apparaît comme un livre absolument désespéré et mélancolique.
Pourtant, au commencement, Guy de Maupassant nous décrit avec force détails la réussite sociale du peintre Olivier Bertin, portraitiste recherché du Tout-Paris, et comment il a rencontré Mme de Guilleroy, comtesse et femme de député, qui devint sa maîtresse.
Douze ans plus tard, le couple a conservé de tendres relations et un amour sincère, mais le danger va venir d’Annette de Guilleroy, la fille de la comtesse, qui a atteint ses dix-huit ans et fait son entrée dans la haute société de ses parents et de l’artiste.
Car, paradoxalement, la ressemblance entre Annette de Guilleroy et sa mère à l’époque de sa rencontre avec Olivier Bertin et du portrait d’elle réalisé par lui va cristalliser une comparaison délétère et miner l’existence des deux amants.
D’abord, c’est Mme de Guilleroy qui ne supporte plus de voir son apparence d’alors car elle prend soudainement conscience de son vieillissement, tandis qu’Olivier Bertin, retrouvant en Annette la beauté qu’il aimait chez sa mère, tombe insidieusement, petit à petit mais éperdument, amoureux de la fille — un amour, évidemment impossible, qui le tue intérieurement : « Je vous ai aimée autant qu’on peut aimer une femme, dit-il à sa maîtresse. Elle, je l’aime comme vous, puisque c’est vous ; mais cet amour est devenu quelque chose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Je suis à lui comme une maison qui brûle est au feu ! »
Tel nous frappe le fond de ce livre : cruel, terrible, tragique.
Fort comme la mort, même s’il s’appuie fortement sur des descriptions réalistes du Paris mondain où Maupassant excelle, ne nous attache pas vraiment par ses personnages typés (Guilleroy, Annette, Farandal, ou même Musadieu, restent fades), mais nous emporte dans le tourment fatal qui enferme progressivement ses deux protagonistes principaux, d’une richesse psychologique essentielle.
Michel Sender.
[*] Fort comme la mort (1889) de Guy de Maupassant, introduction et notes de Marie-Claire Bancquart, Le Livre de Poche classique, Librairie Générale Française, Paris [1989], août 1990 ; 320 pages (en couverture : La Femme aux gants, dite « La Parisienne » de Charles Giron).
[**] « … car l’amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le séjour des morts » : traduction Louis Segond citée par Marie-Claire Bancquart dans son Introduction. En quatrième de couverture est donnée la traduction Bible de Jérusalem : Car l’amour est fort comme la Mort, la passion inflexible comme le Schéol.