"Le Provincial à Paris" d'Honoré de Balzac

Publié le par Michel Sender

"Le Provincial à Paris" d'Honoré de Balzac

« Léon de Lora, notre célèbre peintre de paysage, appartient à l’une des plus nobles familles du Roussillon, espagnole d’origine, et qui, si elle se recommande par l’antiquité de la race, est depuis cent ans vouée à la pauvreté proverbiale des Hidalgos.

Venu de son pied léger à Paris du département des Pyrénées-Orientales, avec une somme de onze francs pour tout viatique, il y avait en quelque sorte oublié les misères de son enfance et sa famille au milieu des misères qui ne manquent jamais aux rapins dont toute la fortune est une intrépide vocation.

Puis les soucis de la gloire et ceux du succès furent d’autres causes d’oubli. » [*]

 

Effectuant des recherches sur Clémence Robert (1797-1872), Élie Berthet (1815-1891) et d’autres feuilletonistes du XIXe siècle, je suis tombé sur Le Provincial à Paris d’Honoré de Balzac.

Le titre m’intriguait — comme souvent chez Balzac qui a beaucoup modifié les titres de ses parutions, ce qui nécessite d’aller à la pêche — et pour cause, car il s’agit en fait d’une reprise des Comédiens sans le savoir mais avec des variantes et des ajouts importants.

Les Comédiens sans le savoir [**], datés de novembre 1845, dédiés au comte Jules de Castellane et parus dans Le Courrier français du 14 au 24 avril 1846 puis dans le tome XII de La Comédie humaine (Furne, Dubochet, Hetzel, 1846), livre III des Scènes de la Vie parisienne, ne sont pas du meilleur Balzac mais cependant démontrent une verve indéniable et finalement appétissante.

L’excellente édition de Samuel Silvestre de Sacy nous permet de comprendre que Balzac a effectué un collage de différents textes et articles, prévus pour les fascicules Le Diable à Paris d’Hetzel, des « caractères et portraits parisiens », des « études de mœurs » avec un titre commun, abandonné ensuite, Les Comédies qu’on peut voir gratis à Paris.

Le peintre Léon de Lora (le Mistigris d’Un Début dans la vie) a pour cousin Sylvestre Gazonal, un entrepreneur provincial de passage à Paris pour un litige commercial, à qui il va faire visiter la ville, en compagnie du caricaturiste Bixiou.

Voilà un bon prétexte pour évoquer au restaurant les hommes de loi, puis dans les rues les rats de l’Opéra, les marcheuses de ballet et les lorettes, un gérant de presse, un policier, un fabricant de chapeaux, une revendeuse de toilettes (Mme Nourrisson), un portier, un usurier, le coiffeur Marius, un peintre fouriériste (« Et ce n’est pas le seul que les idées de Fourier aient rendu fou », dit Bixiou), une cartomancienne, un pédicure républicain aux déclarations révolutionnaires (« L’égalité pour les citoyens, le bon marché de toutes les denrées… Nous voulons qu’il n’y ait plus de gens manquant de tout et des millionnaires, des suceurs de sang et des victimes ! » déclare-t-il), puis, à la Chambre, un ministre (Rastignac) et des députés, avant de finir la journée, avec la comédienne Jenny Cabine, chez Carabine (une courtisane)…

Tels sont donc Les Comédiens sans le savoir (connus traditionnellement dans le texte de l’édition Furne 1846 et le « Furne corrigé »).

Mais repris dans Le Provincial à Paris des éditeurs Roux et Cassanet, en deux tomes de « cabinet de lecture », ce court roman de moins de cent pages se retrouve étalé en quarante-neuf chapitres sur quatre cents pages double interligne, après un « avant-propos » dithyrambique (« M. de Balzac est un écrivain qui ne peut être comparé à personne dans le présent », y lit-on par exemple) signé L’Éditeur mais probablement attribuable à l’auteur lui-même.

De plus, dans le texte du Provincial à Paris, a été intégré en totalité, avec des adaptations, Gaudissart II, ainsi qu’un passage retiré du Courrier français.

Et, comme le compte n’y est pas, on ajoute, pour remplir le deuxième tome, Gillette (en fait une resucée, sous un autre titre, du Chef-d’œuvre inconnu), puis Le Rentier (de La Physiologie du rentier à Paris parue en 1841) et El Verdugo, une des premières nouvelles de Balzac.

Alors, pourquoi cette publication du Provincial à Paris, plutôt mauvaise et mal imprimée, qui n’apporte rien ?

Il semble qu’elle intervienne dans une période tourmentée, notamment financièrement, de la vie de Balzac. L’écrivain a signé divers contrats pour des livres indépendants (avec Hippolyte Souverain), puis pour l’édition complète de La Comédie humaine (avec Furne, Dubochet et Hetzel). Or, les éditeurs, chacun de leur côté, ayant des difficultés, revendent leurs parts : fin 1845, Louis Chlendowski qui, l’année d’avant avait racheté des droits à Souverain, les revend alors aux éditeurs Roux et Cassanet ainsi qu’à l’imprimeur Moussin de Coulommiers ; d’autre part, en juillet 1846, Furne et ses associés ont cédé à Alexandre Houssiaux la propriété de publication de La Comédie humaine

Comme toujours pris à la gorge et relancé par ses commanditaires sous contrat, Balzac a sans doute ainsi concocté ce Provincial à Paris en changeant les titres et en tripatouillant les chapitres pour brouiller les pistes, ce qui n’arrange pas les éditeurs « scientifiques » d’aujourd’hui : daté de 1847 (certains pensent même qu’il ne parut qu’en 1848), il ne correspond ni au Furne 1846 ni au « Furne corrigé » (où Balzac voulait réintégrer le passage supprimé du Courrier) des Comédiens sans le savoir, à moins qu’il ne s’agisse de feuilles composées antérieurement à la sortie du volume de La Comédie humaine.

 

Michel Sender.

 

[*] Le Provincial à Paris d’Honoré de Balzac, Gabriel Roux et Cassanet, éditeurs, en vente à la librairie 25, rue du Vieux-Colombier, Paris, 1847 (deux tomes, 320 et 332 pages ; Coulommiers – Imprimerie de A. Moussin). Sur Google Livres, exemplaires de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et de l’Université de Princeton. Le Provincial à Paris, découpé en 49 chapitres, se termine page 79 du tome II, suivi, pages 81 à 175 de Gillette [Le Chef-d’œuvre inconnu, 1831-1837], pages 177 à 292 de Le Rentier [Physiologie du rentier, 1841] puis, à partir de la page 293 d’El Verdugo [1830].

"Le Provincial à Paris" d'Honoré de Balzac

[**] Les Comédiens sans le savoir, dans L’Illustre Gaudissart suivi de Z. Marcas, Gaudissart II, Les Comédiens sans le savoir et Melmoth réconcilié d’Honoré de Balzac, préface de Jacques Perret, notice et notes de Samuel S. de Sacy, Le Livre de Poche, Paris, 1er trimestre 1971 ; 384 pages.

Publié dans Littérature

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