"L'Ennemi de la Mort" d'Eugène Le Roy
« On ne peut dire au juste duquel des trois fils de Noé qui étaient dans l’arche les Charbonnière sont issus. Dans la famille, jadis, on en disputait. Le défunt docteur Nathan, bonhomme au demeurant, mais un brin raillard à ses heures, disait que c'était de Cham, à cause que tous ceux de la parentèle étaient moricauds un petit. Mais la tante Noémie, férue de la gloire de la famille, assurait qu'elle descendait de Japhet, comme aussi tous les Périgordins. À l'appui de son dire elle alléguait la Cosmographie du sieur de Belleforest, Commingeois, et, d'abondant, apportait en preuve de cette illustre origine l'existence d'un pont Japhet dans l'antique cité de Vésone, maintenant Périgueux, bâtie par le troisième fils dudit patriarche Noé, « comme chacun sait », ajoutait-elle. » [*]
Dans l’œuvre d’Eugène Le Roy (1836-1907) — surtout connu comme l’auteur de Jacquou le Croquant —, L’Ennemi de la Mort, son dernier livre, garde une place à part.
D’abord intitulé Le Parpaillot (un fragment en fut publié fin avril 1907 — quelques jours avant la mort d’Eugène Le Roy le 4 mai — dans Pages libres), L’Ennemi de la Mort ne parut qu’en 1911, en six livraisons, du 15 juillet au 1er octobre, de La Revue de Paris, puis, l’année suivante, chez Calmann-Lévy.
Ce roman, réédité néanmoins à plusieurs reprises, ne figure pas dans les Œuvres romanesques d’Eugène Le Roy (préfacées par Jacques Madaule) réunies en 1972 au Livre Club Diderot, mais un feuilleton télévisé réalisé par Roger Kahane dans une adaptation de Roger Vrigny et avec Bernard-Pierre Donnadieu (un acteur admirable d’humanité dans le rôle principal du docteur Charbonnière) en 1981 le remit en avant.
Eugène Le Roy, qui passa pratiquement toute son existence en Périgord (il naquit le 29 novembre 1836 à Hautefort et mourut à Montignac-sur-Vézère), a placé L’Ennemi de la Mort dans la vallée de la Double en Dordogne, région de forêts, de marécages et d’étangs extrêmement insalubres dont la population paysanne souffrait de paludisme et de fièvres mortelles.
Son personnage principal, Daniel Charbonnière, natif de cette contrée, a terminé ses études de médecine à Montpellier et, à l’automne 1817, rentre chez lui pour succéder à son père, lui-même médecin, qui vient de décéder.
Celui-ci, le docteur Nathan, vivait dans une relative tranquillité financière liée à ses propriétés mais a contracté des dettes du fait d’une activité médicale non rémunératrice et même dispendieuse du fait qu’il ne faisait pas payer ses malades et même leur fournissait gratuitement les médicaments.
Revenu au pays, son fils reprend la vocation du père et en assume la succession en demeurant dans la ferme familiale où vit également l’ancienne nourrice qui remplaça sa mère, disparue quand il avait huit mois.
Le nouveau médecin parcourt les chemins et les hameaux de la Double en soignant les paysans à ses frais et en tâchant de les convaincre, ainsi que les maires et les notables, d’assécher les étangs qui provoquent de terribles maladies chroniques en les remplaçant par des prairies, de drainer les marais, de créer un réseau de routes, planter des vignes, reboiser.
En rédigeant un mémoire sur le sujet qu’il adresse au préfet, le jeune homme, formé aux idées républicaines et progressistes (nous sommes sous la Restauration monarchique), y ajoute des préoccupations économiques (indemnisation des propriétaires) et sociales (établissement d’écoles et d’associations agricoles) qui alors déplaisent aux autorités…
Ainsi débute pour le docteur Charbonnière une succession d’épreuves personnelles et familiales qui le conduisent à l’extrême pauvreté et même à la prison. Harcelé par les notabilités du coin et par les procédures juridiques pour le remboursement des dettes paternelles, il se retrouve finalement également rejeté par ceux qui l’environnent et à qui il pensait faire du bien.
Car, pour la grande masse de la population, même s’il est totalement incroyant, il reste avant tout un « parpaillot », accusé très vite d’être responsable des difficultés des habitants (voire des aléas climatiques), objet de dénonciations et de calomnies entretenues par les superstitions.
Au commencement amoureux d’une cousine issue d’une branche riche de la famille, il comprend qu’il ne pourra jamais concilier sa morale personnelle et la dévotion confite de cette presque fiancée et choisit ensuite de vivre ouvertement et en union libre avec une jeune paysanne des environs…
D’après ce que nous savons, Eugène Le Roy a retranscrit dans ce dernier livre des épisodes de sa propre existence : il fut élevé par une nourrice, amoureux d’une jeune femme qui vivait dans un manoir mais qu’il ne put épouser et vécut ensuite en concubinage (avant de se marier civilement) avec une « demoiselle des Postes », Maria Peyronnet. La mort d’un de ses enfants, étudiant en médecine, déclencha semble-t-il la rédaction de L’Ennemi de la Mort.
Intellectuel autodidacte, patriote fervent (il s’engagea à deux reprises sous les drapeaux), percepteur des contributions, républicain athée et franc-maçon, Eugène Le Roy, notable provincial à sa façon, rejetait cependant les conventions et les hypocrisies sociales des élites.
Romancier volontairement régionaliste, ancré en Périgord et respectueux de la langue occitane, il écrit dans un français magnifique émaillé de mots et d’expressions typiquement localisées ; il défend une expressivité profonde du langage.
Et L’Ennemi de la Mort, en quelque sorte un résumé de sa désespérance et de sa révolte politique, nous frappe à la fois par une terrible noirceur, son pessimisme irrépressible et un stoïcisme revendicatif, où la destinée du docteur Charbonnière, prophète laïque, s’assimile à un chemin de croix, une descente aux enfers, un parcours christique.
Michel Sender.
[*] L’Ennemi de la Mort [Revue de Paris, 1911 ; Calmann-Lévy, 1912] d’Eugène Le Roy, Presses Pocket, Paris, 1er trimestre 1981 ; 320 pages.
J’ai également consulté l’édition Rencontre [1962] de L’Ennemi de la Mort, préfacée par Robert Kanters (« Prix Rencontre 1912 »).
Les Œuvres romanesques d’Eugène Le Roy au Livre Club Diderot (1972) comprennent Le Moulin du Frau, Jacquou le Croquant, Les Gens d’Auberoque et Nicette et Milou.