"Jack" d'Alphonse Daudet
« Par un K, monsieur le supérieur, par un K ! Le nom s’écrit et se prononce à l’anglaise… comme ceci, Djack… Le parrain de l’enfant était Anglais, major général dans l’armée des Indes… lord Peambock… Vous connaissez peut-être ? un homme tout à fait distingué et de la plus haute noblesse, oh ! mais, vous savez, monsieur l’abbé, de la plus haute… Et quel valseur !… Il est mort, du reste, d’une façon affreuse, à Singapore, il y a quelques années, dans une magnifique chasse au tigre qu’un rajah de ses amis avait organisée en son honneur… Ce sont de vrais monarques, il paraît, ces rajahs… Celui-là surtout est très renommé là-bas… Comment donc s’appelle-t-il ?… attendez donc… Mon Dieu ! J’ai son nom au bout de la langue… Rana… Rama…
— Pardon, madame, interrompit le recteur, souriant malgré lui de cette volubilité de paroles et de ce perpétuel sautillement d’une idée à une autre… Et après Jack, qu’est-ce que nous mettrons ? » [*]
Après Le Petit Chose, j’avais vraiment envie de replonger dans Jack, un livre d’Alphonse Daudet que (comme beaucoup d’autres) l’on ne trouve pratiquement plus, sauf dans « La Pléiade ».
Il n’a d’ailleurs pas été intégré aux Romans, contes, récits (présentés par Anne-Simone Dufief) d’Alphonse Daudet publiés dans la collection « Omnibus » en 1997, année du centenaire de la disparition de l’écrivain.
Mais, heureusement, j’ai conservé un exemplaire de la seule édition parue (copyright Flammarion) au Livre de Poche en 1965.
Curieusement (Daudet s’en explique longuement dans Trente ans à Paris), Jack s’inspire d’une histoire vraie, celle d’un certain Raoul Dubief, rencontré en 1868 à Champrosay, qui lui raconta sa vie et qui, très souffrant, mourut à l’hôpital d’Alger en 1871.
Daudet, laissant en attente Le Nabab, commença à travailler à ce roman en 1874 et, à l’instar de Zola, se déplaça dans des usines et sur le terrain. Sous-titrée Histoire d’un ouvrier, la publication de Jack dans Le Moniteur universel s’étala du 15 juin au 2 octobre 1875 puis, nous explique-t-il, « Jack parut chez l'éditeur Dentu, en deux gros volumes, et n'eut pas le succès de vente de Fromont. C'est long et c'est cher, deux volumes, pour nos habitudes françaises. “ Un peu trop de papier, mon fils ”, me disait avec son bon sourire mon grand Flaubert à qui le livre est dédié. »
Et quelle dédicace : « Ce livre de pitié, de colère et d’ironie est dédié à Gustave Flaubert, mon ami et mon maître, Alphonse Daudet. » Flaubert, dans une correspondance du 10 février 1876, en remercie Daudet (« Je tiens seulement à vous remercier de votre trop belle dédicace, qui m’a fait bien plaisir », lui écrit-il) et parle de « détails exquis » : « Je viens de finir Jack et la tête m’en tourne. Il m’a extrêmement amusé. »
En fait, Flaubert, qui trouve le livre « charmant » ne l’aime pas vraiment, au contraire de George Sand (« enthousiasmée » et qui attribue « du talent et du cœur » à Daudet). Il lui préfère Son Excellence Eugène Rougon de Zola, sorti en même temps [**].
Flaubert ne goûte pas du tout le côté Dickens, larmoyant, « complaisant » de Daudet : « C'est tout ce que je lui reproche qui fait son succès. S'il se corrigeait de ses défauts, la vente baisserait », ajoute-t-il encore dans sa lettre à George Sand du 3 avril 1876.
Deux conceptions de la forme s’opposent : « On me reprochait aussi de m'être trop acharné aux souffrances du pauvre martyr. (…) Eh oui livre cruel, livre amer, livre lugubre », reconnait Daudet.
Pourtant, dans ce livre, comme dans Fromont jeune et Risler aîné qui en 1874 a obtenu le succès, Alphonse Daudet a multiplié les morceaux de bravoure (je pense par exemple au chapitre « La noce de Bélisaire »), remarquablement écrits, pour complaire au « maître ».
Effectivement livre de pitié, de colère et d’ironie, Jack reprend l’histoire d’un enfant maltraité par sa mère et par la vie qui, enfermé dans une institution scolaire épouvantable, le gymnase Moronval, puis, envoyé en apprentissage dans une usine métallurgique très dure à Indret et ensuite embauché dans « la chambre de chauffe » d’un paquebot, ne connaît que la misère et le rejet social.
Et, en effet, Alphonse Daudet parle aussi avec colère de l’inconstance de la mère de Jack, de sa futilité, et de son union irréfléchie avec un homme obséquieux et cruel, un « Raté », d’Argenton : « Il était de cette race d’êtres amers, désillusionnés, revenus de tout sans être jamais allés nulle part, qui déclament contre la société, les mœurs, les goûts de leur temps, en ayant soin de se mettre toujours en dehors de la corruption universelle », analyse-t-il finement.
Daudet, après 1870, bourgeois, patriotard et anti-communard, reste cependant un romancier social : parallèlement à L’Assommoir et avant Germinal (romans de Zola), il évoque dans Jack la condition ouvrière avec compréhension et empathie : les Roudic, Bélisaire le colporteur et sa femme porteuse de pain. (Clarisse, l’épouse de Roudic, qui retrouve son amant dans un hôtel en bord de Seine, me fait penser aux rencontres de Flaubert et Louise Colet.)
Et puis, bien sûr, il cultive l’ironie, avec ses portraits au vitriol des professeurs (« les Ratés ») du gymnase Moronval : Moronval lui-même et sa complice, Mme Moronval née Decostère ; d’Argenton, poète infâme mais qui séduit la mère de Jack ; Hirsch, médecin charlatan et scientifique calamiteux ; le chanteur Labassindre ; Delobelle, comédien in partibus… tous ridicules et sinistres.
En contrepartie de la noirceur de la courte vie de Jack, Daudet a ajouté quelques personnages ensoleillés et honnêtes (le père Roudic, les Bélisaire, le docteur Rivals et sa petite-fille Cécile) qui adoucissent le contenu, au risque d’une certaine mièvrerie.
C’est encore le côté Sans Famille (le roman d’Hector Malot lui est quasiment contemporain) d’Alphonse Daudet, celui de La Mort du Dauphin des Lettres de mon Moulin, du Petit Chose attendrissant et émouvant, plus tard de La Belle-Nivernaise…
On peut comprendre l’exigence artistique de Flaubert, mais, avec George Sand, ne pas refuser le cœur et la sensibilité.
Michel Sender.
[*] Jack (Dentu, 1876) d’Alphonse Daudet, Le Livre de Poche, Paris, 4e trimestre 1965 ; 704 pages.
[**] Dans Les Romanciers naturalistes (recueil d’articles réunis en 1881 chez Charpentier), Émile Zola consacre de nombreuses pages, très sincères et élogieuses, à Alphonse Daudet et à ses œuvres, jusqu’au Nabab (1877).