"Histoire d'un conscrit de 1813" d'Erckmann-Chatrian
« Ceux qui n’ont pas vu la gloire de l’Empereur Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812 ne sauront jamais à quel degré de puissance peut monter un homme.
Quand il traversait la Champagne, la Lorraine ou l’Alsace, les gens, au milieu de la moisson ou des vendanges, abandonnaient tout pour courir à sa rencontre ; il en arrivait de huit et dix lieues ; les femmes, les enfants, les vieillards se précipitaient sur sa route en levant les mains, et criant : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! On aurait cru que c’était Dieu ; qu’il faisait respirer le monde, et que si par malheur il mourait, tout serait fini. Quelques anciens de la République qui hochaient la tête et se permettaient de dire, entre deux vins, que l’Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait contre nature, et même on n’y pensait jamais.
Moi, j’étais en apprentissage, depuis 1804, chez le vieil horloger Melchior Goulden, à Phalsbourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bûcherons, des charbonniers et des schlitteurs. M. Goulden m’aimait bien. Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait le coin en face du Bœuf-Rouge, près de la porte de France. » [*]
Au moment où l’on s’apprête à commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier, la relecture de l’Histoire d’un conscrit de 1813 d’Erckmann-Chatrian remet bien les choses en place et redonne un témoignage extrêmement révélateur sur les guerres napoléoniennes vues par les gens du peuple.
Émile Erckmann (1822-1899) — on dit que c’était lui qui écrivait concrètement leurs œuvres — et Alexandre Chatrian (1826-1890) — il composait surtout leurs adaptations théâtrales et s’occupait de l’intendance —, deux authentiques républicains qui se rencontrèrent lors de la Révolution de 1848, collaborèrent de nombreuses années sous le pseudonyme commun d’Erckmann-Chatrian.
Le grand intérêt de l’Histoire d’un conscrit de 1813, prépublié en feuilletons dans Le Journal des débats puis chez Hetzel en 1864, réside dans la fluidité de sa rédaction et dans le fait qu’Émile Erckmann s’inspira (outre d’ouvrages historiques) directement des carnets d’un membre de sa famille et en situa le centre dans son village natal, Phalsbourg, petite ville de Lorraine.
Le personnage principal, Joseph Bertha, également le narrateur du récit, est un jeune homme apprenti-horloger qui ne songe qu’à pouvoir se marier avec sa promise, Catherine, mais sur qui, même s’il est boiteux de naissance, pèse l’incertitude de la conscription par tirage au sort.
Lui et son patron, Melchior Goulden, un Républicain de la première heure, un sage et son mentor, ne rêvent que de paix. La victoire de la Moskowa en 1812 leur fait espérer un arrêt de la guerre, une prévision totalement anéantie par la dramatique retraite de Russie : « Ce n’est plus pour gagner de la gloire et des royaumes qu’on lève des soldats, c’est pour défendre le pays, qu’on a compromis à force de tyrannie et d’ambition », constate amèrement M. Goulden.
En effet, l’Empire ayant une énorme besoin de troupes fraîches lance une nouvelle conscription en janvier 1813 : Joseph Bertha tire un mauvais numéro et se retrouve presque immédiatement enrôlé. Il envisage de se réfugier en Suisse mais, sur le conseil de M. Goulden (« les déserteurs sont méprisés partout », lui assène-t-il), décide de suivre la troupe.
Commencent alors de longues marches et une brève formation militaire qui le conduisent à Mayence, Francfort puis sur la route de Leipzig où, à la bataille de Lützen, il est blessé. Soigné et en convalescence dans cette ville et à Halle, il va découvrir, avec un camarade alsacien qui, comme lui, comprend et parle la langue, combien la population allemande a changé et déteste de plus en plus les Français et l’Empereur !
Réincorporé et de nouveau pris dans la « bataille des Nations », son patriotisme va naître des trahisons de leurs « alliés » et de l’adversité vécue avec les autres soldats, dans un retour au pays difficile et aléatoire…
L’Histoire d’un conscrit de 1813, qui a connu un immense succès et a été diffusé à grande échelle, dans des collections par fascicules et beaucoup dans des exemplaires de prix des écoles, n’est cependant pas un livre qui recherche la facilité et les simplifications.
Tout au long du roman, Erckmann-Chatrian ne nous a pas caché les affres et les horreurs de la guerre (« Tant de souffrances, tant de larmes, deux millions d’hommes sacrifiés sur les champs de bataille, tout cela n’avait abouti qu’à faire envahir notre patrie », se dit finalement Joseph Bertha) ; il s’agit d’un plaidoyer énergique et sincère pour la paix, dénonciateur du chaos mais nullement revanchard ni militariste ; d’une honnêteté, aujourd’hui encore, sidérante.
Michel Sender.
[*] Histoire d’un conscrit de 1813 (1864) d’Erckmann-Chatrian, préface d’Yves Berger, commentaires et notes d’Auguste Dezalay, Le Livre de Poche, Paris, juin 1986 ; 256 pages (illustration de Bourdier en couverture).