"L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage" de Haruki Murakami
« Depuis le mois de juillet de sa deuxième année d’université jusqu’au mois de janvier de l’année suivante, Tsukuru Tazaki vécut en pensant presque exclusivement à la mort. Son vingtième anniversaire survint durant cette période mais cette date n’eut pour lui aucune signification particulière. Pendant tout ce temps, il estima que le plus naturel et le plus logique était qu’il mette un terme à son existence. Pourquoi donc, dans ce cas, n’accomplit-il pas le dernier pas ? Encore aujourd’hui il n’en connaissait pas très bien la raison. À cette époque, il lui paraissait pourtant plus aisé de franchir le seuil qui sépare la vie de la mort que de gober un œuf cru.
Il est possible que le motif réel pour lequel Tsukuru ne se suicida pas fut que ses pensées de la mort étaient si pures et si puissantes qu’il ne parvenait pas à se représenter concrètement une manière de mourir en adéquation avec ses sentiments. Mais l’aspect concret des choses n’était qu’une question secondaire. Si, durant ces mois, une porte ouvrant sur la mort lui était apparue, là, tout près de lui, il l’aurait sans doute poussée sans la moindre hésitation. Il n’aurait eu nul besoin de réfléchir intensément. Cela n’aurait été qu’un enchaînement des choses simple et ordinaire. Pourtant, par bonheur ou par malheur, il n’avait pas été capable de découvrir ce genre de porte à proximité immédiate. » [*]
Publié après la trilogie 1Q84, L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, malgré ses trois cents pages, fait partie des « petites formes » de Haruki Murakami, que personnellement je préfère parce qu’elles creusent souvent un sillon pugnace autour d’une personnalité singulière.
Ainsi de Tsukuru Tazaki dont, à la différence de ses quatre ami(e)s d’enfance, le nom ne comporte aucune couleur. Tsukuru signifie « celui qui fait » alors que ses connaissances de Nagoya, sa ville d’origine où elles formaient un groupe soudé, s’appelaient respectivement, pour les garçons, Akamatsu « Pin rouge » et Ômi « Mer bleue », pour les filles, Shirane « Racine blanche » et Kurono « Champ noir », soit, raccourci : Rouge, Bleu, Blanche et Noire.
Tsukuru, le seul, a quitté Nagoya pour finir ses études à Tokyo et devenir architecte ferroviaire, supervisant des plans de gares — les trains et les gares demeurant sa grande passion depuis toujours.
Tsukuru avait pris l’habitude de revenir régulièrement dans sa famille et d’y revoir les membres du groupe quand, un beau jour, les quatre lui firent savoir ensemble, sans raison explicite, ne plus vouloir, jamais, le fréquenter.
Ce rejet soudain a provoqué chez Tsukuru, déjà un jeune homme timide et discret, une profonde dépression que même la rencontre d’un autre étudiant, Haida (dont le prénom signifie « Champ gris »), ne parviendra pas à lui faire oublier.
C’est, bien après (seize ans plus tard), devenu « adulte » et influencé par une femme, Sara, dont il est tombé amoureux, que Tsukuru va décider de partir en quête des raisons de son exclusion du groupe de Nagoya, d’en rechercher les explications et de « guérir » de ce traumatisme…
Les réflexions de Tsukuru sur lui-même sont, d’étape en étape, ce qui donne une clé sur le titre du livre, bercées par Le Mal du pays, un passage musical des Années de pèlerinage de Franz Liszt que Blanche lui jouait au piano et dont Haida (perdu de vue depuis) lui a laissé l’enregistrement, dans l’interprétation de Lazar Berman.
Or ce leitmotiv colle parfaitement au dessein de Haruki Murakami qui, avec ce roman, travaille et retravaille, encore et encore, avec une maestria faite à la fois de simplicité et de complexité, la pâte humaine de ses personnages.
Michel Sender.
[*]L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (Shikisai o motanai Tazaki Tsukuru to, kare no junrei no toshi, 2013) de Haruki Murakami, traduit du japonais par Hélène Morita [éditions Belfond, 2014], éditions de Noyelles (Le Grand Livre du Mois), Paris, septembre 2014 ; 384 pages, 23 €.