"Le Passage de la nuit" de Haruki Murakami

Publié le par Michel Sender

"Le Passage de la nuit" de Haruki Murakami

« LA VILLE S’OFFRE À NOTRE REGARD

Ce paysage urbain, nous l’observons à travers les yeux d’un oiseau de nuit qui volerait très haut dans le ciel. Depuis ce point de vue panoramique, la ville apparaît comme une gigantesque créature. Ou même comme un agrégat de corps vivants. S’étendant jusqu’à d’insaisissables confins, des vaisseaux sanguins, innombrables, irriguent les cellules, les régénèrent inlassablement. Les vaisseaux convoient des informations nouvelles, recyclent les anciennes. Créent de nouvelles contradictions, effacent les anciennes. En tous lieux, les corps agrégés clignotent au rythme des battements du cœur, s’échauffent, se meuvent. L’heure est proche de minuit, le pic d’activité est passé mais les échanges élémentaires indispensables au fonctionnement vital restent incessants. Tel un continuo, la ville bruit. Monotone, monocorde, intégrant cependant des pressentiments. » [*]

 

Le Passage de la nuit fait partie des romans courts qu’affectionne de composer Haruki Murakami pour se distraire de plus gros massifs.

Reprenant la fin du titre Five Spot After Dark du tromboniste Curtis Fuller (on sait que Murakami est passionné de jazz), il égrène pour nous les notes de quelques histoires se déroulant lors d’une nuit.

D’abord Takahashi, un jeune étudiant et musicien qui joue du trombone, retrouve chez Denny’s, après minuit, une jeune femme, Mari, qui lit, attablée devant un café, et qu’il a rencontrée une fois vaguement en compagnie de sa sœur aînée, Éri.

Takahashi, lui, est fils unique et une conversation s’enchaîne sur les raisons de la présence de Mari en pleine nuit seule dans un restaurant, sur ses études, sur les répétitions nocturnes dans un sous-sol d’immeuble de l’orchestre de jazz du jeune homme…

Takahashi se souvient qu’Éri évoquait sa sœur  Mari comme une fille « un peu bizarre », et, bien que japonaise, parlant « plus souvent chinois que japonais », particularité qui va l’inciter à la recommander à Kaoru, la tenancière d’un love-hotel (appelé Alphaville, comme dans le film de Godard) confrontée au tabassage d’une prostituée chinoise dans son établissement.

(Son agresseur s’avèrera être un salary-man de l’informatique, un certain Shirakawa dont rien ne nous permet de connaître les motivations, sinon qu’il s’agit d’un sale type marié travaillant en solitaire la nuit et s’absentant en douce du bureau pour tirer un coup…)

Mari aide ainsi cette nuit-là Kaoru et les employées de l’hôtel, Komugi et Koorogi (avec qui elle va sympathiser), à soigner la pauvre prostituée de dix-neuf ans et à traduire ses paroles. Venue sans papiers au Japon de Mandchourie, elle est sous la coupe d’« organisations de Chinois ».

« Dans le secteur, ils tiennent la prostitution. Ils embarquent les filles en Chine et les font entrer par bateau illégalement ; elles doivent rembourser leur voyage. Ils prennent les commandes par téléphone et livrent les filles à moto jusqu’aux hôtels. Un peu comme des pizzas. Livrées toutes chaudes. Ce sont de bons clients », explique par ailleurs Kaoru à Mari.

Une Mari qui ne dort pas et alterne sa présence entre des cafés (où elle revoit encore Takahashi dans des dialogues de plus en plus intimes) et l’Hôtel Alphaville — tandis que sa sœur Éri, elle, s’enferme dans un sommeil quasi permanent…

Avec Le Passage de la nuit, Haruki Murakami a réalisé un hymne à la vie nocturne, au Japon des fast-foods, des konbini et des love-hotels ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une ville couverte de caméras mais conservant néanmoins des zones d’ombre et d’inconnu, mais aussi d’éclaircissement et de contact humain.

 

Michel Sender.

 

[*] Le Passage de la nuit (After Dark — Afutā Dāku, 2004) de Haruki Murakami, traduit du japonais par Hélène Morita avec la collaboration de Théodore Morita [éditions Belfond, 2007], 10/18, Paris, juin 2008 ; 240 pages (suite du premier tirage : avril 2019).

"Le Passage de la nuit" de Haruki Murakami

La Fin des temps (Sekai no owari to hādoboirudo wandārando, 1985) de Haruki Murakami, traduit du japonais par Corinne Atlan (Le Seuil, 1992 ; Belfond, 2019) a fait son entrée en « 10/18 » en novembre 2020 (696 pages).

Publié dans Littérature

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