"Les Bijoutiers du clair de lune" d'Albert Vidalie
« Cette année-là, sur la fin de l’hiver, un homme du Hurepoix qu’on appelait Paillasson à cause d’une broussaille de poils qui lui sortait du nez et des oreilles, revint de Beauce où il s’était engagé pour l’arrachage des betteraves et les gros labours saisonniers. Chemin faisant ce journalier se souvint qu’il n’avait pas embrassé sa sœur depuis plus d’un an. Celle-ci était placée chez un grainetier d’Étréchy. Un peu par amitié, surtout dans le secret espoir de se régaler à l’office aux frais du grainetier, l’homme décida donc de faire un détour par cette commune avant de rentrer à la Croix-de-Bonvoir. Un quincailler qui remontait vers Dourdan pour la foire de Ventôse le prit dans sa voiture et l’amena bon trot jusqu’au carrefour des Granges, environ une lieue avant la ville. Là, les deux hommes se séparèrent. Le quincailler partit à ses affaires et Paillasson continua son chemin à pied. Ceci se passait dans les premiers jours de mars. Il faisait un beau temps sec. La terre ne s’était pas encore attendrie des dernières gelées mais le soleil glissait déjà dans l’air une douceur qui invitait à la promenade. Arrivé devant Villeconin dont il apercevait les toits et le clocher parmi les jardins, Paillasson décida de prendre à droite, par les champs, et s’engagea dans un chemin de traverse. » [*]
Albert Vidalie (1913-1971), dont nous reste dans l’oreille la chanson Les loups sont entrés dans Paris interprétée par Serge Reggiani, fut un écrivain rare, proche des « Hussards », ami notamment d’Antoine Blondin.
Robert Kanters, qui était son éditeur, écrit de lui, dans ses Souvenirs (À perte de vue, Le Seuil, 1981) : « Vidalie avait de la verve et du talent, de la vulgarité dans la vie et le goût d’un style élégant et classique dans ses œuvres. »
Ainsi Les Bijoutiers du clair de lune (dédié à Georges Arnaud, son copain), dont le titre évoque la façon dont s’appelaient entre eux les brigands et autres chauffeurs au XIXe siècle, réunit à la fois une narration soignée, dans un langage châtié auquel se mêlent des termes argotiques aujourd’hui souvent oubliés (ceux du temps de Vidocq).
L’histoire (dont semble-t-il Roger Vadim s’est inspiré très lointainement pour son film en 1958) demeure extrêmement simple et restituée par de brefs épisodes.
Léonce Galard, un négociant, vendeur de montres ambulant, est retrouvé mort dans un fossé, près d’une rivière dénommée « La Misère ». On prévient sa femme, Florentine, qu’accueillent chez eux les Desfontaines dont la fille, Ursule, se souvient d’avoir été agressée sexuellement par son oncle (« Ursule elle-même se défiait de son oncle Galard depuis qu’elle était en âge d’intéresser les hommes »). On soupçonne du meurtre vaguement un certain Lambert, un vagabond braconnier, un déclassé et un jouisseur (« Cet être-là ne regardait jamais l’horloge pour savoir si c’était l’heure du plaisir », nous dit l’auteur), avec qui Ursule va s’enfuir, pour une brève mais torride relation d’amour, « dans le sabri »…
Dans Les Bijoutiers du clair de lune, Albert Vidalie ne s’intéresse qu’aux personnages interlopes, colporteurs, charbonniers ou bûcherons, marginaux de l’époque : « C’était généralement des quarante-huitards attardés, des ivrognes appartenant à la lie de la commune », reconnaît-il.
Rien ne lui importe plus : des Mystères de Paris Albert Vidalie dresse la poésie…
Michel Sender.
[*] Les Bijoutiers du clair de lune d’Albert Vidalie [éditions Denoël, 1954], Sélection des Amis du Livre, Strasbourg, 1958 ; 240 pages, illustrations tirées du film de Roger Vadim (relié-cartonné).