"Les Faux Démétrius" de Prosper Mérimée

Publié le par Michel Sender

"Les Faux Démétrius" de Prosper Mérimée

« Ivan IV, tsar et grand-duc de Russie, mourut en 1584, après un long règne. Les étrangers, ses contemporains, l'ont surnommé le Bourreau ; les Russes l'appellent encore Ivan le Terrible. Pour ses sujets seulement, il fut terrible, car ni les Polonais ni les Tartares ne le virent sur un champ de bataille. Ce n'était qu'un tyran grossier et cruel, qui se plaisait à répandre le sang de ses propres mains. Pourtant un certain respect populaire demeure attaché à sa mémoire : sous son règne, souillé de tant de crimes, les Russes commencèrent à entrevoir leurs hautes destinées, et mesurèrent leurs forces naissantes, rassemblées et déjà organisées par son despotisme. Les peuples, comme les individus, ne conservent pas un souvenir amer des jours d'épreuve qui ont développé leur énergie et mûri leur courage.

Ivan laissait deux fils, Fëdor et Démétrius, dont le premier, âgé de vingt-deux ans, lui succéda. Le second, né en 1581, était issu d’un septième mariage d’Ivan, contracté au mépris des canons de l’église grecque, qui ne reconnaît pas d’union légitime après le quatrième veuvage. Malgré cette circonstance, le titre de tsarévitch ne fut pas contesté à Démétrius, et déjà même on le considérait comme l’héritier présomptif de la couronne, la santé débile de Fëdor faisant craindre qu’il ne mourût sans postérité. » [*]

 

Dans mes tribulations parmi les ouvrages de Pouchkine et de Gogol, je suis bien sûr tombé sur les versions (très mériméennes) de La Dame de Pique ou de L’Inspecteur général (Le Révizor) de Prosper Mérimée qui avait entrepris d’apprendre le russe de façon assez méthodique, tandis que Louis Viardot (qui ne connaissait pas la langue) travaillait ses traductions du russe en commun avec Ivan Tourgueniev (les Viardot et Tourgueniev formèrent comme un couple à trois).

Mérimée rencontra plus tard Tourgueniev et collabora avec lui, en traduisant notamment Apparitions et d’autres nouvelles, en relisant le texte français de Pères et Enfants puis de Fumée. Mais la grande référence russe de Mérimée resta longtemps celle de Pouchkine dont l’exemple l’inspira dans ses recherches sur Boris Godounov ou Pierre le Grand.

D’où cet étrange ouvrage de Prosper Mérimée, dès 1852 (période à partir de laquelle il va se consacrer surtout à des travaux historiques : suivront, dans le domaine russe, Les Cosaques d’autrefois en 1865), consacré aux Faux Démétrius.

Cet Épisode de l’histoire de Russie nous conduit dans une des périodes très troubles du pays, celle de la succession d’Ivan le Terrible (Ivan IV), mort en 1584, jusqu’à l’arrivée au pouvoir, en 1613, de Michel, le premier des Romanov, la dynastie qui se poursuivit jusqu’en 1917.

Fëdor Ier (je garde l’orthographe de Mérimée) a donc succédé à Ivan IV mais, très vite, on va se rendre compte que celui qui dirige véritablement le pays est son beau-frère, Boris Godounof, dont il a épousé la sœur, Irène.

Son demi-frère, Démétrius (Dimitri), sur qui beaucoup comptaient pour la succession, mourut enfant en 1591 dans des circonstances controversées, gravement blessé à la gorge, soit dans un accident, « en tombant sur son couteau [avec lequel il jouait], dans une attaque d’épilepsie, maladie dont il était notoirement atteint », soit assassiné.

Cette disparition étrange entretint en tout cas un mystère tenace puis une légende qui explique en grande partie l’apparition future de faux Démétrius.

Fëdor et la tsarine Irène eurent une fille, Feodosia, morte à quelques mois mais dont le bruit courut qu’il s’agissait d’un garçon, d’où ensuite les revendications d’un « faux Pierre », se prétendant leur fils.

Ainsi, quand Fëdor, en 1598, décéda sans enfant, ce fut son Premier ministre (dont on a vu qu’il menait déjà le pays), Boris Godounof, le frère de son épouse, qui lui succéda.

Boris Godounof continua d’exercer sur l’empire une « administration éclairée » (« mais dominatrice », ajoute Mérimée), au milieu des rumeurs et des complots de boyards qui, à sa mort brutale en 1605, déclenchèrent rivalités et conflits…

Son fils, le pauvre Fëdor II, âgé de seize ans, ne tint que quelques mois et fut assassiné avec sa mère, pour laisser la place au premier faux Démétrius (dont beaucoup pensent qu’il s’agissait d’un moine, Grégoire, ou Grichka, Otrepief) qui, soutenu par la Pologne et après d’âpres batailles, fut sacré tsar.

Là, Prosper Mérimée s’attache plutôt à défendre la politique de ce Démétrius et il nous raconte tous ses efforts pour épouser Marine Mniszek, la fille du palatin de Sendomir en Pologne, les négociations diplomatiques, puis, après son mariage, son assassinat au profit de Basile Chouiski (Vassili IV).

Cependant cela n’arrêta pas les luttes pour le trône, on vit même surgir un deuxième faux Démétius (« le brigand de Touchino ») qu’épousa d’ailleurs l’ex-tsarine Marine, veuve du premier… Un troisième Démétrius, (« un diacre fugitif nommé Isidore » ou le « bandit de Pskof ») sévit encore pendant quelques jours !

Basile Chouiski fut évincé en 1610 en faveur de Wladislas, fils du roi Sigismond de Pologne, avant que, finalement, les boyards choisissent Michel Romanof en 1613…

Prosper Mérimée a manifestement été fasciné par les bouleversements politiques de l’époque (« Les révolutions, relève-t-il, comme les maladies, s’annoncent par un malaise vague dont on ne comprend rarement l’importance que lorsqu’on en a vu les suites »), les circonstances de la mort de Démétrius, le dernier fils d’Ivan le Terrible, puis par l’existence de plusieurs faux Démétrius (dont l’intéresse essentiellement le premier).

On pense aussi pour nous en France au faux Louis XVII d’après la Révolution, ou, encore à propos de la Russie, à « l’énigme Anastasia »…

 

Michel Sender.

 

[*] Les Faux Démétrius (Épisode de l’histoire de Russie) de Prosper Mérimée, « Nouvelle Bibliothèque d’Éducation et de Récréation », Librairie Hachette, Paris, 1923 ; 256 pages (relié-cartonné).

"Les Faux Démétrius" de Prosper Mérimée

La première édition de ce livre (disponible sur Gallica), parue en décembre 1852 mais datée 1853, chez Michel Lévy Frères, était intitulée Épisode de l’histoire de Russie — Les Faux Démétrius. Elle comporte de nombreuses annotations (la plupart supprimées dans Hachette 1923) ainsi que des « Notes et pièces justificatives » et une bibliographie des « Ouvrages cités et consultés » (rubriques absentes d’Hachette 1923). Les quelques éditions suivantes du XIXe siècle sont identiques, y compris la mention d’« Errata » non corrigés dans le texte. D’ailleurs, l’édition Hachette 1923 (dont le texte en lui-même semble intégral) ne corrige pas non plus, et sans « Errata », les deux erreurs citées. Elle a en outre inversé le titre général et créé des intitulés pour chacun des quatorze chapitres, initialement marqués juste par un chiffre romain.

Publié dans Littérature

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