"Croisade sans croix" d'Arthur Koestler

Publié le par Michel Sender

"Croisade sans croix" d'Arthur Koestler

« Il regarda en l’air vers la grande fleur grise qui étalait ses pétales dans l’espace. Tout le firmament bougeait ; l’horizon s’inclina, puis s’arrêta et se renversa lentement. Il était assis comme dans une balançoire, suspendu à cette fleur qui descendait doucement. Il s’était assis ainsi, enfant, dans la vieille balançoire suspendue entre deux arbres dans le jardin de sa mère ; les cordes grinçaient contre les grosses branches, tandis qu’il se lançait en avant et en arrière, rêvant des choses qu’il accomplirait en cette vie.

Il n’y avait personne pour lui dire s’il avait réussi ou échoué et aucune échelle où mesurer la valeur de ses actes. Tout ce qu’il avait à espérer, c’était que son départ pût aider à produire cet événement dont on n’a le droit de parler qu’à certains moments ; et ce n’était pas le moment.

Car il avait d’autres pensées pour occuper son esprit, tandis qu’il oscillait et descendait doucement comme une feuille qui tombe sur le sol, la nuit, sous les étoiles indifférentes.

Juillet 1942-Juillet 1943. » [*]

 

Croisade sans croix (Arrival and Departure : littéralement « Arrivée et départ », où l’arrivée et le départ encadrent le présent, le passé et l’avenir, les cinq parties du livre), le troisième roman, après Spartacus (The Gladiators, 1939) et Le Zéro et l’Infini (Darkness at noon, 1940), d’Arthur Koestler, prend son commencement à la toute fin de La Lie de la terre [**], texte autobiographique écrit précédemment.

Le personnage principal, un exilé est-européen, Peter Slavek, débarque clandestinement, au printemps 1941, en sautant d’un bateau, sur les plages du Neutralia (un pays imaginaire qui représente le Portugal) : « Lisbonne était le goulet de l’Europe, la dernière porte d’un immense camp de concentration qui recouvrait la plus grande partie du continent », expliquait déjà Arthur Koestler dans La Lie de la terre.

Là, ce réfugié se retrouve confronté au destin de nombreux autres, qui errent les journées dans les rues ou passent des heures dans les files d’attente devant les différents consulats pouvant éventuellement leur délivrer un visa pour partir (on pense notamment  à Transit d’Anna Seghers qui évoque une situation similaire à Marseille en France à la même époque).

Peter Slavek, lui, hésite entre s’engager dans les forces militaires d’un pays allié (l’Angleterre) et solliciter également le consulat américain. Il tombe amoureux d’une jeune femme française, Odette, qui obtient finalement son visa pour les États-Unis, et retrouve une amie de ses parents, le Dr. Sonia Bolgar, qui l’héberge, mais qui très vite, elle aussi, va partir.

Pendant cette latence de son abandon par Odette et de ses atermoiements sur l’avenir, Peter s’enfonce dans une crise névrotique qui se traduit par une paralysie partielle : tous ses souvenirs remontent à la surface, les tortures subies dans son pays et la prison, les traumatismes de son enfance et les raisons de son engagement.

« La vérité, c’est que tu n’es fait ni pour le rôle du héros, ni pour celui du traître », lui dit Sonia Bolgar, psychanalyste qui accepte de l’accompagner dans sa cure : elle dénonce en lui « ce goût suspect du martyre » et le force à se débonder.

Cette seconde partie du roman, très fournie et parfois écrasante, donne néanmoins l’occasion à Arthur Koestler d’évoquer les trains de la mort et les Einsatzgruppen, dans un époustouflant chapitre sur les « trains mixtes » (The Mixed Transport) qui, prépublié en 1943 dans Horizon, fit scandale. (Koestler leur répliqua vertement que nul n’est censé ignorer la vérité.)

« Pour lui, Peter Slavek, la guerre était finie », constate-t-il, et en cela, dans cette allusion à la guerre civile espagnole, il recoupe le malaise qui sera celui du héros de La Guerre est finie, le film d’Alain Resnais écrit par Jorge Semprun.

Néanmoins, ayant décroché une place sur le paquebot à destination des Amériques, Peter Slavek, à la croisée des chemins, y renonce au dernier moment et décide de s’engager à nouveau… dans le parachutage qui clôt le livre, « sous les étoiles indifférentes ».

Croisé sans croix à l’instar de son personnage, Arthur Koestler a lâché les amarres du « conflit entre moralité et opportunisme » (morality and expediency), « thème central » selon lui d’Arrival and Departure.

 

Michel Sender.

 

[*] Croisade sans croix (Arrival and Departure, 1943) d’Arthur Koestler, traduit de l’anglais par Denise van Moppès, collection « Traduit de », éditions Calmann-Lévy, Paris, 1946 ; 248 pages, impression de mars 1947. (L’édition française est dédiée à Manès Sperber.)

"Croisade sans croix" d'Arthur Koestler

[**] La Lie de la terre (Scum of the Earth, 1941), traduit en français par Jeanne Terracini chez Charlot en 1946, a été réédité en 2013 chez Calmann-Lévy sous l’égide du Mémorial de la Shoah, mais sans annotation ni mise à jour. (Par exemple, en 1941, on croyait, et Koestler le mentionne dans sa dédicace et à la fin du livre, qu’Irmgard Keun s’était suicidée : il n’en était rien, au contraire de Walter Benjamin ou Ernst Weiss. L’édition « Bouquins »-Robert Laffont des Œuvres autobiographiques d’Arthur Koestler rectifie ces passages.)

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article