"Le Yogi et le Commissaire" d'Arthur Koestler

Publié le par Michel Sender

"Le Yogi et le Commissaire" d'Arthur Koestler

« Il me plaît d’imaginer un instrument capable de décomposer la nature du comportement social comme les physiciens décomposent les rayons. En regardant à travers ce spectroscope sociologique on verrait sur l’écran s’inscrire l’arc-en-ciel coloré formé du spectre de toutes les attitudes que l’homme peut prendre devant la vie. La pagaille humaine deviendrait nette, claire et compréhensive. » [*]

 

Le Yogi et le Commissaire est un article paru en juin 1942 dans la revue britannique Horizon et qu’Arthur Koestler reprend pour ouverture et comme titre d’un recueil de ses contributions, publié en 1945 chez Jonathan Cape à Londres. L’édition anglaise est dédiée à Michael Polanyi et la française, l’année suivante, à André Malraux.

Les deux premières parties, « Digressions » et « Exhortations », sont effectivement des reprises d’essais parus dans la presse et ne manquent pas d’intérêt, par exemple « Le “Catarrhe français” » où Koestler critique notamment Aragon (Benjamin Péret le fera également dans Le Déshonneur des poètes) et Le Silence de la mer de Vercors pour leur traditionalisme patriotard.

Il y a aussi un hommage à Richard Hillary, aviateur et écrivain mort au combat, une réflexion sur « L’intelligentsia », un complément à La Lie de la terre, un très beau « La Fraternité des Pessimistes » (avec cet aphorisme bien vu : « Le mouvement socialiste a constamment joué le rôle du séducteur qui perd courage au bord du lit »)… ou encore « Les Tentations du romancier » où Koestler file la métaphore de Tourgueniev qui « ne pouvait travailler que les pieds dans un baquet d’eau chaude placé sous son bureau, et face à la fenêtre ouverte de sa chambre ».

Mais surtout, dans la troisième partie, « Explorations », écrite courant 1944 et achevée en octobre, Arthur Koestler consacre une longue série inédite à l’URSS (« Anatomie d’un mythe », « Mythe et Réalité soviétiques », « La fin d’une illusion ») conclue par un « Le Yogi et le Commissaire II ».

Sur le plan politique, le bilan négatif et l’échec totalitaire de l’Union soviétique sont patents, indiscutables pour un esprit ouvert. Les réalités économiques, humaines, sociales, bureaucratiques et concentrationnaires, contredisent absolument les présupposés du mythe et réduisent à néant toute attente démocratique.

Plus grave, historiquement, Arthur Koestler franchit le pas et assène durement une vérité qui fait mal et qui nous fait toujours peur aujourd’hui, en 2021 : « Dans toute l’Europe, les partis communistes ont joué involontairement le rôle d’accoucheurs du Fascisme », pense-t-il.

Mais surtout, l’on sent que Le Yogi et le Commissaire débouche sur un renoncement à la politique active au profit de recherches philosophiques et scientifiques. « L’éthique du Commissaire a pour résultat le sophisme selon lequel la Fin justifie les Moyens » ; et cela, évidemment, Koestler n’en veut plus.

Il se tourne alors vers une éthique du Yogi pour tenter « de faire passer dans l’action pratique les valeurs acquises dans la contemplation passive ». « Ce n’est pas une entreprise impossible, mais elle est extrêmement difficile », reconnaît-il cependant, en précisant : « Il n’y a (…) aucun obscurantisme dans le fait de reconnaître qu’une chose est obscure. »

Arthur Koestler craint un retour « au nihilisme implicite ou explicite » en citant Dostoïevsky : « “Quand il croit, il ne croit pas qu’il croit, et quand il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croit pas” dit Kirillov dans les Possédés… “Toute la planète est mensonge et repose sur un mensonge et une duperie. Ainsi les lois de la planète sont également mensonge et diabolique comédie.” »

Mais il ne pourra pas renoncer à l’engagement et au droit de dire non. Car, il le rappelle lui-même dans La Quête de l’absolu [**], un de ses derniers livres conçu comme une anthologie personnelle commentée, « la revue mensuelle de Sartre, Les Temps modernes, publia une série d’articles intitulée Le Yogi et le prolétaire (paraphrase parodique du Yogi et le commissaire) » et dus à Maurice Merleau-Ponty — prélude à de multiples attaques virulentes et personnelles…

Dans ces conditions, comment se taire ?

 

Michel Sender.

 

[*] Le Yogi et le Commissaire (The Yogi and the Commissar, 1945) d’Arthur Koestler, traduit de l’anglais par Dominique Aury et Jeanne Terracini, éditions Charlot, Paris, 4e trimestre 1946 ; 384 pages. (L’édition anglaise est disponible sur Internet Archive.)

"Le Yogi et le Commissaire" d'Arthur Koestler

[**] La Quête de l’absolu (Bricks to Babel, 1980) d’Arthur Koestler, commentaires d’Arthur Koestler traduits par Georges Fradier et Muriel Zygband, éditions Calmann-Lévy, Paris, mars 1982 ; 672 pages, 98 F.

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article