"Leurs Enfants" d'Edith Wharton
« Toué par les remorqueurs bouillonnants qui tiraient dessus à plein collier, le vaste paquebot des Messageries commençait à glisser dans la rade d’Alger. Du haut du pont-promenade, Martin Boyne jeta un regard sur la troupe des passagers qui obstruaient l’escalier des premières et lui offraient la revue de leurs visages inconsciemment levés.
— Pas une âme à qui parler. Allons, c’est bien ma chance !
De la chance, il y a des voyageurs qui en ont. Ils n’ont qu’à prendre le train, à monter en bateau pour tomber sur un vieil ami ou faire, plaisir plus vif, une nouvelle connaissance. Ces gens-là se découvrent toujours pour voisin de cabine ou de compartiment une étoile en voyage, un châtelain illustre, un collectionneur réputé, un original singulier ; mais ce dernier gibier, s’il est toujours le plus amusant, est aussi l’oiseau rare. » [*]
Publié un an après Twilight Sleep (Les New-Yorkaises, voir ce blog le 7 février 2022), The Children d’Edith Wharton fut un très grand succès.
En France, traduit (remarquablement) par Louis Gillet, Leurs Enfants parut d’abord dans La Revue des Deux Mondes du 1er février au 1er avril 1930 puis l’année suivante chez Plon.
Une fois de plus, Edith Wharton nous parle de la haute société américaine, celle qui villégiature en Europe une grande partie de l’année, et elle aborde les conséquences des divorces sur les enfants de ces Américains cosmopolites.
Son personnage principal, Martin Boyne, est un ingénieur de quarante-six ans, faisant une pause professionnelle, et qui, au commencement du roman, voyage sur un bateau, d’Alger à Venise.
Là il est intrigué par tout un groupe d’enfants (sept en tout) qui, sous la conduite d’une gouvernante et accompagnés d’une nounou, se rendent également à Venise pour y retrouver leurs parents.
Son intérêt s’aiguise surtout du fait que l’aînée de ces enfants, Judith Wheater, quinze ans, porte le nom d’un de ses anciens camarades d’Harvard, Cliffe Wheater, ayant d’ailleurs épousé un de ses anciens flirts, Joyce Mervin.
Il se joint alors à toute cette bande joyeuse et très délurée qui, outre Judith, se compose de deux jumeaux, Terry et Blanca, douze ou treize ans, et d’un enfant beaucoup plus jeune, « Chip », tous les quatre issus du couple de Cliffe et Joyce, divorcés puis remariés, mais aussi de « Bun » et « Beechy », deux enfants d’un prince italien avec qui Joyce a eu une liaison, et, pour finir, de Zinnie, fille née du mariage de Cliffe avec une actrice qu’il a ensuite quittée pour revenir près de son ancienne femme.
Tout cela trouble énormément Martin Boyne, célibataire qui n’a jamais eu d’enfants et que cette tribu de rejetons continuellement en déplacements et en même temps extrêmement vifs et intelligents interroge et perturbe, d’autant qu’il se sent pris d’une attirance forte pour Judith, la fille aînée, très mûre pour son âge et qui semble être l’âme de l’ensemble.
À Venise, Martin Boyne renoue avec ses anciens amis Cliffe et Joyce ; il apprend un peu mieux les modalités de leurs différentes « aventures » mais il s’aperçoit avant tout qu’ils vivent certes dans l’aisance matérielle mais dans une insouciance permanente concernant l’éducation ou l’entretien de tous ces enfants.
Cependant, de son côté, Martin doit rejoindre, à Cortina d’Ampezzo dans les Dolomites, une de ses amies très chères, Rose Cellars, veuve depuis peu et qu’il espère pouvoir épouser.
Rose Cellars y loue un chalet en face du Monte Cristallo où Martin Boyne, tout en logeant à l’hôtel, lui fait sa cour. Tout se passe bien jusqu’au moment où Judith Wheater et toute la ribambelle d’enfants, ayant fui Venise pour ne pas être séparés par leurs parents qui de nouveau se déchirent, débarque à son tour à Cortina et demande son aide à Martin.
Cette situation, bien sûr, va grandement fragiliser la relation entre Martin et Rose, femme très éduquée et compréhensive (comme Edith Wharton, elle n’a pas eu d’enfants, tout en s’intéressant à eux avec sincérité et empathie) mais qui ne peut s’empêcher de ressentir une sourde jalousie devant Judith et le bouleversement qu’elle apporte…
Avec Leurs Enfants, Edith Wharton a réussi un de ses grands romans, traitant déjà, ce qui était rare à son époque, de la complexité des familles recomposées, et poursuivant l’étude subtile d’une gentry mondaine et déboussolée.
Michel Sender.
[*] Leurs Enfants (The Children, 1928) d’Edith Wharton, traduit de l’anglais par Louis Gillet, Librairie Plon, Paris, 1931 ; 312 pages.
Après 10/18, Leurs Enfants a été récemment réédité chez Ombres.