"202, Champs-Élysées" de José Maria Eça de Queiroz
« Mon ami Jacinto naquit dans un palais, avec cent neuf millions de réaux de rente en terres arables, vignoble, chênes-lièges et oliviers.
En Alentejo, dans toute l’Extrémadoure, à travers les deux Beiras, des haies touffues serpentant de colline en vallée, de hauts murs en pierre solide, des rivières, des routes, délimitaient les champs appartenant à cette vieille famille de propriétaires terriens, qui déjà emmagasinaient le grain et plantaient la vigne au temps du roi Dom Dinis. Son domaine avec la maison seigneuriale de Tormès, dans le Bas Douro, couvrait une montagne entière. Entre le Tua et le Tinhela, sur cinq bonnes lieues, toute la contrée lui était à bail. Et ses épaisses pinèdes jetaient leur ombre noire depuis Arga jusqu’à la mer d’Ancora. Mais le palais où Jacinto était né, et où il avait toujours habité, était sis à Paris, 202, Champs-Élysées. » [*]
Effectivement, la nouvelle Civilisation (Civilização, 1892 — voir ce blog le 15 avril dernier) de José Maria Eça de Queiroz (1845-1900) est bien la matrice de son dernier roman, A Cidade e as Serras (littéralement « La Ville et les Montagnes », traduit en français par 202, Champs-Élysées, adresse parisienne fictive du personnage principal), publié à titre posthume en 1901 à la Livraria Chardron de Porto.
Civilisation nous parlait d’un aristocrate, Jacinto, lassé de sa vie à Lisbonne et partant s’installer à la montagne, à Torges, dans le nord du Portugal. Dans 202, Champs-Élysées, Jacinto (prénommé comme dans la nouvelle, toujours accompagné de « Grillon », son serviteur de confiance) habite Paris, puis décide de retourner dans son pays, à Tormès, dans le Douro, région montagneuse à hauteur de Porto (aujourd’hui la Casa de Tormes est devenue la Fundação Eça de Queiroz).
Consul du Portugal à Paris depuis 1888, José Maria Eça de Queiroz résida à Neuilly-sur-Seine, 32, rue Charles-Laffitte, puis 38, avenue du Roule, avec sa femme et ses quatre enfants, dans un luxe bien senti. Il mourut dans cette ville le 16 août 1900.
Cosmopolite (il avait vécu notamment à Cuba et en Angleterre et effectué de nombreux voyages en Orient ou en Amérique) et très cultivé, Eça de Queiroz a placé en Jacinto, son personnage princier héritier d’une grande fortune et d’un extrême raffinement, ses préoccupations civilisationnelles et existentielles.
Sa propriété parisienne du 202, Champs-Élysées (rappelons-le, inventée de toutes pièces) est un véritable capharnaüm de meubles, de bibelots et de livres, dans une accumulation de gadgets techniques (téléphone, théâtrophone, cornets acoustiques, monte-plats intérieur…) et à la pointe d’une décoration somptueuse.
Dans le Paris des années 1880-1890, Jacinto, célibataire désœuvré, y connaît une vie mondaine débridée et pleine de conventions (on y retrouve l’ambiance du Huysmans d’À Rebours ou de La Recherche de Marcel Proust) qui, petit à petit, le lasse…
Le témoin privilégié de ce parcours, le narrateur du livre, est un de ses amis d’enfance, Zé Fernandes, qui l’accompagne dans ses pérégrinations parisiennes, puis dans son retour au pays, à la source de ses origines, en quête de calme et d’authenticité. Il apparaît comme celui qui le comprend et qui sert d’intercesseur avec nous, celui qui reste le voisin (il habite à Guiães, chez sa tante Vicência) et le confident — instrument romanesque et pratique.
C’est lui qui, également, effectue le dernier séjour à Paris et se conforte dans l’idée d’une désillusion du progrès et des vanités.
Dans 202, Champs-Élysées, son ultime roman, révisé après sa mort par Ramalho Ortigão et Luis de Magalhães, José Maria Eça de Queiroz a exprimé tout le dilemme entre « civilisation » (le summum de ses aspirations intellectuelles) et développement du pays natal de nature (on a parlé de rousseauisme) : « loin des illusions amères et des faux plaisirs, foulant un sol éternel, d’une force éternelle ».
Michel Sender.
[*] 202, Champs-Élysées (A Cidade e as Serras, 1901) de José Maria Eça de Queiroz, traduit du portugais et présenté par Marie-Hélène Piwnik [La Différence, 1991], collection « Minos », éditions de la Différence, Paris, 2014 ; 352 pages, 12 €. [Aujourd’hui disponible chez Michel Chandeigne.]