"Les Âmes mortes" de Nicolas Gogol
« Une petite calèche à ressorts, d’assez bonne mine, venait de franchir la porte cochère d’une auberge de la bourgade de N. N…, chef-lieu de province.
Ces sortes de véhicules sont ordinairement réservés à l’usage des vieux garçons : lieutenants-colonels en retraite, capitaines-majors, propriétaires fonciers, riches d’une centaine d’âmes — bref, tous ceux qu’il est convenu d’appeler des seigneurs de moyenne main.
L’occupant de la calèche était un individu ni beau, ni laid, pas trop gros, et cependant pas trop maigre ; pas trop vieux et point trop jeune.
Son apparition ne donna lieu à aucun incident notable. Seuls, deux moujiks, qui stationnaient sur le pas de la porte de l’estaminet, faisant face à l’auberge, se permirent d’échanger quelques impressions. Elles s’adressaient d’ailleurs beaucoup plus à l’équipage lui-même qu’à son contenu.
— Z’yeute-moi c’te roue, fit l’un. — Crois-tu qu’elle puisse rouler jusqu’à Moscou ?
— Bien sûr que oui ! répondit l’autre.
— Ouais, mais, dis donc, j’te parie qu’elle roulerait pas jusqu’à Kazan.
— Bien sûr que non !
Et ce fut tout. » [*]
Publié en 1842, Les Âmes mortes (ou Les Aventures de Tchitchikov, poème), le roman dont Gogol envisageait trois parties mais dont il brûla plusieurs brouillons à deux reprises, reste son chef-d’œuvre et finalement très abouti dans son incomplétude.
Commencé en 1836, ce livre obséda les seize dernières années de sa vie et surtout les dix dernières, entre 1842 (unique parution des Âmes mortes de son vivant) et 1852, date de sa mort où, rentré en Russie, il renonça à toute publication supplémentaire en détruisant son travail peu avant de mourir.
Les Âmes mortes (les âmes est une façon de parler des serfs mâles d’une propriété), dont Gogol lui-même écrivit que le sujet lui en fut inspiré par Pouchkine, met en avant un certain Pavel Ivanovitch Tchitchikov, « Conseiller de Collège, propriétaire foncier, en déplacement pour affaires personnelles » (il se présente ainsi), un personnage plutôt falot mais absolument opiniâtre dans son idée fixe, son objectif immuable : acheter aux propriétaires, non pas des serviteurs vivants, mais des serfs morts depuis le précédent recensement et avant le nouveau comptage impliquant paiement de l’impôt.
Tchitchikov leur propose ainsi d’acquérir des âmes, mortes dans la réalité mais toujours vivantes pour l’administration et dont il paiera les prochaines impositions. Les propriétaires font des économies et lui se crée une masse de serviteurs virtuels lui permettant d’augmenter son crédit et son assise sociale.
Dans cette quête, installé à l’hôtel de N. avec son valet Pétrouchka et son cocher Sélifane (un éternel alcoolique caractériel), et après s’être montré dans le monde et avoir fréquenté une grande partie des notables de la ville, il écume la région à la recherche de responsables de domaines fonciers intéressés par sa démarche.
Ses pérégrinations le conduisent d’abord chez Manilov avec qui il a sympathisé puis, après s’être perdu à cause de l’hébétude de son cocher, chez Madame Korobotchka, une veuve isolée. Tous deux, avec difficulté, ont cependant accepté son marché.
Plus ardue, et même infructueuse, s’avèrera sa rencontre avec Nozdrev, un type fourbe, menteur et violent, joueur impénitent, qui s’oppose, après moult tractations, absolument à toute transaction.
Moins compliquées se révéleront en revanche les discussions avec Sobakévitch et Pliouchkine, deux paysans retors — mais surtout avares au plus haut point — avec qui malgré tout il parviendra à de bons compromis.
Tchitchikov arrive ensuite à déclarer en bonne et due forme toutes ces âmes au tribunal de la ville puis, contraint d’y rester quelque temps, il participe à des festivités et à un bal où, complètement ivre, Nozdrev dénonce alors son escroquerie dans l’indifférence presque générale.
Cependant, un doute s’est insinué dans la société, aggravé par les remords de Madame Korobotchka et par une accusation soudaine comme quoi il voudrait enlever la fille du gouverneur. Devant tous ces périls et ces imbroglios, Tchitchikov n’a plus d’autre choix que de fuir sans attendre…
Dans un dernier chapitre, on comprendra comment Tchitchikov, d’abord fonctionnaire de base honnête et consciencieux, a progressivement accepté des pots-de-vin et été renvoyé de plusieurs administrations. Peut-être l’histoire du capitaine Kopéïkine, un soldat gravement handicapé à la guerre qui ne parvient jamais à obtenir une quelconque indemnisation, explique-t-elle son retournement d’attitude ?
En tout cas, dans Les Âmes mortes, possiblement en partie à son corps défendant (on sait par exemple que le servage ne le choquait pas), Gogol a cristallisé la situation d’une époque et, avec son talent descriptif exceptionnel et sa verve étonnante, brossé le tableau de personnages crus mais criants de vérité, à la manière d’un Balzac qui aurait avalé des piments surépicés et dont plus tard Dostoïevski se réclama.
Michel Sender.
[*] Les Âmes mortes (Мёртвые души, 1842) de Nicolas Gogol, avant-propos de Modeste Hofmann, traduit du russe par Rostislav Hofmann, éditions Corrêa, Paris, octobre 1946 ; 380 pages (imprimerie Beresniak).
« Une assez jolie petite britchka à ressorts entra dans la porte cochère d'une hôtellerie du chef-lieu du gouvernement de N... C'était un de ces légers équipages de coupe nationale à l'usage des hommes qui font profession de rester longtemps célibataires, tels que adjudants–colonels en retraite, capitaines en second, propriétaires possédant un patrimoine d'une pauvre centaine d'âmes, en un mot, tous les menus gentillâtres et hobereaux, qu'en Russie on nomme nobles de troisième main. De la britchka descendit sans précipitation un monsieur d'un extérieur ni beau ni laid, d'une taille ni épaisse ni svelte, ni roide ni souple ; on ne pouvait dire que le voyageur fût vieux, on ne pouvait non plus le prendre pour un jeune homme. Ajoutons que son entrée dans la ville n'excita l'attention de personne, ne fit aucune sensation particulière ; seulement deux paysans russes, qui se tenaient à la porte d'un cabaret établi vis- à-vis de l'hôtellerie, se communiquèrent leurs observations. Ces remarques se rapportaient plutôt à l'équipage qui venait de s'arrêter qu'à la personne qu'ils voyaient en descendre.
“Tiens; regarde, disait l'un de ces rustres, regarde cette roue ; qu'en penses-tu ? Voyons, irait-elle au besoin jusqu'à Moscou, ou non, dis ?
— Elle irait, dit l'autre.
— Et jusqu'à Kazan ?
— Je crois qu'elle ne tiendrait pas.
— Jusqu'à Kazan ? Oh ! non, dit l'autre, non ; elle resterait en route.” »
(Traduction d’Ernest Charrière, Hachette, 1859 ; disponible sur BnF Gallica.)
[La traduction d’Ernest Charrière, une des premières en français et qui ne manque pas de qualités, publie malheureusement, sur deux tomes, en plus des onze chapitres (qu’il appelle des « chants ») initiaux, neuf chants supplémentaires, dont les fragments connus d’une éventuelle « seconde partie » augmentés d’une continuation apocryphe non écrite par Gogol.]
« Une voiture assez élégante s’arrêta ce jour-là devant un hôtel de la ville de province de N… C’était une calèche à ressorts que seuls possèdent les célibataires genre lieutenants-colonels en retraite, capitaines, propriétaires terriens maîtres d’une centaine de serfs, en un mot tous ceux qui sont connus sous le nom de “seigneurs de moyen étage”.
Le voyageur n’était ni beau ni laid, ni gros ni maigre, il ne paraissait pas vieux sans être jeune cependant. Son arrivée dans la ville passa inaperçue ; seuls deux moujiks le remarquèrent et firent des réflexions qui se rapportaient plus à l’équipage qu’au voyageur.
— Quelle belle roue ! Que parierais-tu ? Irait-elle jusqu’à Moscou, s’il le fallait ?...
— Certes oui. Mais elle n’irait pas jusqu’à Kazan.
— Ah ! ça non !
Et ils se turent. »
(Traduction de Marc Semenoff, Ollendorf, 1922 ; éditions Baudelaire, 1967.)
« La porte cochère d’une hôtellerie de chef-lieu livra passage à une assez jolie petite calèche à ressorts, une de ces britchkas dont usent les célibataires, commandants et capitaines en retraite, propriétaires d’une centaine d’âmes, bref tous gens de moyenne noblesse. La calèche était occupée par un monsieur, ni beau ni laid, ni gras ni maigre, ni jeune ni vieux. Son arrivée en ville passa inaperçue ; seuls deux hommes du peuple, qui se tenaient à la porte d’un cabaret en face de l’hôtellerie, échangèrent quelques remarques concernant plutôt l’équipage que le voyageur.
“Regarde-moi cette roue, dit l’un ; en cas de besoin irait-elle jusqu’à Moscou ?
— Que oui, répondit l’autre.
— Mais, jusqu’à Kazan, elle ne tiendrait sans doute pas ?
— Pour ça, non”, fut la réponse. »
(Traduction d’Henri Mongault, Bossard, 1925 ; Le Livre de Poche, 1966.)
[Marc Semenoff et Henri Mongault traduisent tous deux, après les onze chapitres de la première partie, les fragments ou brouillons connus d’une seconde partie, échappés de l’autodafé.]
« La porte cochère d’une hôtellerie de la petite ville de N., chef-lieu de province, livra passage à une assez jolie et plutôt petite britchka à ressorts, une de ces britchkas dans lesquelles circulent les célibataires du genre lieutenants-colonels en retraite, capitaines, propriétaires d’une centaine d’âmes, en un mot, tous ceux que l’on désigne chez nous du nom de “messieurs de moyen étage”. Dans la britchka, on pouvait voir un monsieur qui n’était ni beau ni laid, ni gras ni maigre ; il ne paraissait pas vieux, sans être jeune cependant. Son arrivée en ville passa absolument inaperçue ; seuls deux moujiks, qui se tenaient à la porte d’un cabaret, en face de l’hôtellerie, échangèrent quelques vagues réflexions, concernant du reste beaucoup moins le voyageur que son équipage :
— Regarde-moi cette roue, dit l’un, qu’est-ce que tu en penses ? Tiendra-t-elle, ou ne tiendra-t-elle pas jusqu’à Moscou, à supposer qu’elle doive y aller ?
— Elle tiendra, répondit l’autre.
— Mais pas jusqu’à Kazan, n’est-ce pas ?
— Non, pas jusqu’à Kazan. »
(Traduction d’Arthur Adamov, La Guilde du Livre, 1956.)
[Arthur Adamov, ainsi que Modeste et Rostislav Hofmann, s’en tiennent volontairement exclusivement aux onze chapitres de la première partie. C'est également l'option que je préfère.]
Après ce florilège des traductions françaises des Âmes mortes que je connais, rappelons qu’Anton Tchekhov, dans l’ouverture de La Steppe (voir ce blog le 7 février 2021), a parodié le début des Âmes mortes :
« À l’aube d’un beau jour de juillet, une calèche quitta N., chef-lieu de district de la province de Z., et s’engagea à grand fracas sur la route postale. C’était une vieille calèche sans ressorts, toute déglinguée, une de ces calèches antédiluviennes dans lesquelles ne voyagent plus maintenant en Russie que les commis, les éleveurs et les prêtres pauvres. »
(Traduction d’Olga Vieillard-Baron.)