"Les Rois Aveugles" de Joseph Kessel
« On était au 1er novembre 1916.
Le troisième automne de guerre s’annonçait désastreux pour l’Empire. L’ennemi occupait d’immenses terres russes. De la Baltique au Danube, dans les tranchées de sang et de boue, les hommes attendaient la mort, découragés. Ils sentaient que leurs chefs véritables étaient le désordre, la vénalité, l’indifférence, et, parfois, la trahison.
Dans tout l’Empire, se levait la colère. On méprisait les ministres, nommés au hasard des caprices de cour, par une tsarine cloîtrée à Tzarskoïe-Selo, tandis que l’empereur, au Grand Quartier, n’était qu’un figurant. On disait que son influence y était néfaste, qu’il était manœuvré par sa femme allemande. Et sur les souverains planait l’ombre fantastique, lascive et maudite du staretz 1 Raspoutine. » [*]
- Nom intraduisible que l’on donnait aux hommes qui, sans faire précisément partie du clergé, avaient par leur vie ou leurs actes réputation de sainteté ou de faire des miracles. Le mot vénérable est celui qui se rapprocherait le plus du terme russe.
Grâce à la collaboration d’Hélène Iswolsky, fille d’un ancien diplomate du régime tsariste et qui lui apporta de nombreux documents et des témoignages (notamment celui du prince Youssoupoff) sur les derniers mois en Russie avant la Révolution de 1917, Joseph Kessel publia en 1925 Les Rois Aveugles (dont la rédaction lui revient entièrement) sous forme d’un roman.
À partir de mémoires authentiques et de faits réels, Joseph Kessel (né en Argentine et vivant en France, mais d’une famille d’origine russe) construit une intrigue (il invente de toutes pièces un personnage de jeune militaire et une intrigue amoureuse) serrée comme une tragédie classique sur fond historique.
Tout débute au 1er novembre 1916, période où l’Empire russe, embourbé dans la Grande Guerre, vacille, perd ses marques et risque de s’effondrer, jusqu’à la nuit du 16 au 17 décembre où le prince Youssoupoff et d’autres aristocrates lui tendent un piège et assassinent le staretz Raspoutine.
Pour eux, le tsar Nicolas II, la bienveillance même, ne sait pas dire non à son épouse, elle-même sous l’emprise d’un manipulateur religieux, Grigori Raspoutine, un homme à la fois d’une bonté confondante, d’une douceur étonnante, et d’autre part d’une énergie excessive, un viveur à la recherche des plaisirs de toutes sortes [**]. On le croise notamment au cabaret tsigane « Villa Rodé » à Saint-Pétersbourg, rebaptisée Petrograd.
Le personnage principal du livre, Georges Doline, créé par Kessel, est un officier russe d’extraction aristocratique, blessé au front et en convalescence dans la capitale. Son statut lui permet de se déplacer à la Douma pour y assister aux débats, à Tzarskoïe où résident la tsarine et Raspoutine, tandis que Nicolas II s’est installé au Grand Quartier militaire de Moghileff (j’ai gardé les orthographes d’époque de même que le calendrier julien), où l’on constate le délitement de l’armée et le désarroi des soldats.
Georges Doline ainsi se rapproche du prince Youssoupoff qui, dans son palais, va inviter Raspoutine et participer à son assassinat. Kessel en reprend le témoignage du prince selon les informations connues au moment de la rédaction de son livre. On sait depuis que les circonstances de ce crime ont probablement été différentes de celles exposées alors…
En tout cas, avec Les Rois Aveugles, remarquablement écrit, après L’Équipage, son premier roman, Joseph Kessel confirme son indéniable talent littéraire.
Michel Sender.
[*] Les Rois aveugles de Joseph Kessel et Hélène Iswolsky [Les Éditions de France, 1925 ; Plon, 1970], collection « Bibliothèque du Temps Présent », éditions Rombaldi, Paris, 1971 ; 256 pages (relié-cartonné).
Hélène Iswolsky (1896-1975), dont le nom disparut de la couverture des éditions des Rois aveugles à partir de la « mise à jour » de 1970, collabora très effectivement au livre, par sa documentation et ses relations : Joseph Kessel en atteste dans l’avant-propos.
On doit, entre autres, à Hélène Iswolsky une traduction (malheureusement abrégée, disponible un temps en « Folio ») de l’Oblomov d’Ivan Gontcharov.
[**] Depuis le Raspoutine de Josée Dayan en 2011, difficile d’imaginer Raspoutine autrement qu’interprété par Gérard Depardieu.