"Les Forceurs de blocus" de Jules Verne
« Le premier fleuve dont les eaux écumèrent sous les roues d’un bateau à vapeur fut la Clyde. C’était en 1812. Ce bateau se nommait la Comète et il faisait un service régulier entre Glasgow et Greenock, avec une vitesse de six milles à l’heure. Depuis cette époque, plus d’un million de steamers ou de packet−boats a remonté ou descendu le courant de la rivière écossaise, et les habitants de la grande cité commerçante doivent être singulièrement familiarisés avec les prodiges de la navigation à vapeur.
Cependant, le 3 décembre 1862, une foule énorme, composée d’armateurs, de négociants, de manufacturiers, d’ouvriers, de marins, de femmes, d’enfants, encombrait les rues boueuses de Glasgow et se dirigeait vers Kelvin−Dock, vaste établissement de constructions navales, appartenant à MMr Tod et Mac-Grégor. Ce dernier nom prouve surabondamment que les fameux descendants des Highlanders sont devenus industriels, et que de tous ces vassaux des vieux clans ils ont fait des ouvriers d’usine.
Kelvin−Dock est situé à quelques minutes de la ville, sur la rive droite de la Clyde ; bientôt ses immenses chantiers furent envahis par les curieux ; pas un bout de quai, pas un mur de wharf, pas un toit de magasin qui offrît une place inoccupée ; la rivière elle−même était sillonnée d’embarcations, et, sur la rive gauche, les hauteurs de Govan fourmillaient de spectateurs. » [*]
Les Forceurs de blocus, court roman de Jules Verne, s’inspire d’un aspect peu connu de la Guerre de Sécession (1861-1865) des États-Unis d’Amérique, à savoir le blocus des côtes atlantiques décrété par l’Union du président Lincoln contre les États confédérés du Sud.
Et cette mesure avait de graves conséquences en Grande-Bretagne, en Écosse et à Glasgow, décrites ainsi par Jules Verne :
« La plus importante matière de l’exportation américaine manquait sur la place de Glasgow. La famine du coton, pour employer l’énergique expression anglaise, devenait de jour en jour plus menaçante. Des milliers d’ouvriers se voyaient réduits à vivre de la charité publique. Glasgow possède vingt-cinq mille métiers mécaniques, qui, avant la guerre des États-Unis, produisaient six cent vingt-cinq mille mètres de coton filé par jour, c’est-à-dire cinquante millions de livres par an. Par ces chiffres, que l’on juge des perturbations apportées dans le mouvement industriel de la ville, quand la matière textile vint à manquer presque absolument. Les faillites éclataient à chaque heure. Les suspensions de travaux se produisaient dans toutes les usines. Les ouvriers mouraient de faim. »
C’est pourquoi MM. Todd et Mac-Grégor ont fait construire un grand steamer, Le Delphin, à très grande vitesse et confié au skipper James Playfair, neveu du négociant Vincent Playfair et chargé de forcer le blocus du port de Charleston en Caroline du Sud, rempli d’armes et de munitions à échanger contre une cargaison de coton.
Ce commerce et le soutien de fait qu’il apporte aux esclavagistes du Sud ne sont ni légaux ni recommandables, cependant « les affaires sont les affaires » pensent les commanditaires du raid.
Néanmoins, pour justifier cette action, Jules Verne a trouvé, dans Les Forceurs de blocus, une astuce : Le Delphin, au dernier moment lors du départ, a pris à son bord un marin athlétique, Crockston, et son neveu, John Stiggs.
Or, une fois au large, il s’avère que ces nouveaux passagers sont des Américains, une jeune femme, Jenny Halliburtt, déguisée en matelot, et son serviteur Crockston, embarqués pour libérer de la prison de Charleston Mr. Halliburtt (le père de Jenny), un journaliste ayant « le plus intrépidement défendu la cause des Noirs ».
Cette fois, la cause est juste ! d’autant que Miss Jenny ne déplaît pas au capitaine qui, ainsi, va pouvoir joindre l’utile à l’agréable : réussir sa mission commerciale et libérer un prisonnier…
Les Forceurs de blocus, une bluette de Jules Verne, grâce à son contexte historique (une préoccupation constante du nouvel auteur) aujourd’hui résonne très fort dans l’actualité de la guerre d’Ukraine où le blocage des ports de la mer Noire prive de blé et de céréales une grande partie de la population mondiale.
Michel Sender.
[*] Les Forceurs de blocus (1865) de Jules Verne, collection « Librio », EJL (éditions J’ai lu, Flammarion), Paris, avril 1995 ; 96 pages, 10 FF (illustration de couverture : Mezzo).
Les Forceurs de blocus parut dans le Musée des Familles (Lectures du Soir) en octobre et novembre 1865. Il fut repris en volume, légèrement modifié, couplé avec Une Ville flottante, chez Hetzel, en 1871.
La collection « Librio » a également réédité le Christophe Colomb (1878) de Jules Verne, extrait de Les Grands Voyages et les grands voyageurs – Découverte de la Terre, écrit en collaboration avec le géographe Gabriel Marcel (préface et chronologie de Denis Crouzet, E.J.L., Paris, février 2003 ; 96 pages).