"Nana" d’Émile Zola : entre huit et neuf

Publié le par Michel Sender

"Nana" d’Émile Zola : entre huit et neuf

« A neuf heures, la salle du théâtre des Variétés était encore vide. Quelques personnes, au balcon et à l’orchestre, attendaient, perdues parmi les fauteuils de velours grenat, dans le petit jour du lustre à demi-feux. Une ombre noyait la grande tache rouge du rideau ; et pas un bruit ne venait de la scène, la rampe éteinte, les pupitres des musiciens débandés. En haut seulement, à la troisième galerie, autour de la rotonde du plafond où des femmes et des enfants nus prenaient leur volée dans un ciel verdi par le gaz, des appels et des rires sortaient d’un brouhaha continu de voix, des têtes coiffées de bonnets et de casquettes s’étageaient sous les larges baies rondes, encadrées d’or. Par moments, une ouvreuse se montrait, affairée, des coupons à la main, poussant devant elle un monsieur et une dame qui s’asseyaient, l’homme en habit, la femme mince et cambrée, promenant un lent regard.

Deux jeunes gens parurent à l’orchestre. Ils se tinrent debout, regardant.

— Que te disais-je, Hector ? s’écria le plus âgé, un grand garçon à petites moustaches noires, nous venons trop tôt. Tu aurais bien pu me laisser achever mon cigare.

Une ouvreuse passait.

— Oh ! monsieur Fauchery, dit-elle familièrement, ça ne commencera pas avant une demi-heure.

— Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? murmura Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexé. Ce matin, Clarisse, qui est de la pièce, m’a encore juré qu’on commençait à huit heures précises. » [*]

 

Après Une Page d’Amour (1878, voir ce blog le 24 août 2021) et commençant finalement (voir ce blog le 24 mai 2022) à lire Nana d’Émile Zola dans l’édition du Club Français du Livre préfacée par Armand Lanoux, j’ai consulté par acquit de conscience l’édition originale Charpentier de 1880 sur BnF Gallica et j’ai été frappé, page 2, par le texte suivant :

« — Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? murmura Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexé. Ce matin, Clarisse, qui est de la pièce, m'a encore juré qu'on commencerait à neuf heures précises. »

Après compilation de plusieurs sites électroniques (Google Books ou Internet Archive), il se confirme que cette version correspond à toutes les éditions disponibles sur Gallica, ce que renforcent les corrections effectuées par Émile Zola lui-même sur les épreuves du feuilleton paru dans Le Voltaire à partir du 15 octobre 1879 (daté 16 octobre 1879).

Le manuscrit de Nana est perdu, l’auteur l’ayant confié au fur et à mesure (il ne termina l’écriture de Nana qu’en janvier 1880) au directeur du journal : il travailla ensuite, pour la publication en volume, directement sur les colonnes imprimées du Voltaire, documents archivés à la BnF.

"Nana" d’Émile Zola : entre huit et neuf

Ainsi, page 2, on peut lire, pour le paragraphe concerné :

« — Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? demanda [murmura] Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexé. Ce matin, Clarisse, qui est de la pièce, m’a encore juré qu’on lèverait la toile [commencerait] à neuf heures précises. »

Alors pourquoi cette modification « m’a encore juré qu’on commençait à huit heures » ? Elle figure, semble-t-il, au tome II des Rougon-Macquart dans La Pléiade, dirigé par Armand Lanoux et annoté par Henri Mitterand qui réalisa ensuite l’édition du Cercle du Livre Précieux puis celle de la collection « Folio ». Cette variante est reprise également par Auguste Dezalay dans Le Livre de Poche Classiques.

N’ayant pas eu accès à ces éditions critiques de Nana, je ne trouve pas d’explication à cette particularité…

On sait que, en général, « La marquise sortit à cinq heures », mais il reste un doute ou une ambiguïté sur l’heure à laquelle devait ou devrait commencer le spectacle, même si, au chapitre II, dans toutes les éditions, Nana déclare à Labordette : « — Je vous emmène… Nous dînons ensemble… De là, vous m’accompagnerez aux Variétés. Je n’entre en scène qu’à neuf heures et demie. »

 

Michel Sender.

 

[*] Nana (1880) d’Émile Zola, avec des dessins de Georges Bellenger, introduction d’Armand Lanoux (« Le mythe de Nana »), Le Club Français du Livre, Paris, mars 1955 ; 492 pages (+ 32 pages non numérotées), relié-toilé. (« Reproduit avec l’autorisation des éditions Fasquelle. »)

Texte identique dans : Émile Zola, Nana, préface de G. Ribemont-Dessaignes, La Guilde du Livre, Lausanne, janvier 1955 ; 328 pages, relié-cartonné.

Publié dans Littérature

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