"Nana" d’Émile Zola

Publié le par Michel Sender

"Nana" d’Émile Zola

« À neuf heures, la salle du théâtre des Variétés était encore vide. Quelques personnes, au balcon et à l’orchestre, attendaient, perdues parmi les fauteuils de velours grenat, dans le petit jour du lustre à demi-feux. Une ombre noyait la grande tache rouge du rideau ; et pas un bruit ne venait de la scène, la rampe éteinte, les pupitres des musiciens débandés. En haut seulement, à la troisième galerie, autour de la rotonde du plafond où des femmes et des enfants nus prenaient leur volée dans un ciel verdi par le gaz, des appels et des rires sortaient d’un brouhaha continu de voix, des têtes coiffées de bonnets et de casquettes s’étageaient sous les larges baies rondes, encadrées d’or. Par moments, une ouvreuse se montrait, affairée, des coupons à la main, poussant devant elle un Monsieur et une dame qui s’asseyaient, l’homme en habit, la femme mince et cambrée, promenant un lent regard.

Deux jeunes gens parurent à l’orchestre. Ils se tinrent debout, regardant.

“Que te disais-je, Hector ? s’écria le plus âgé, un grand garçon à petites moustaches noires. Nous venons trop tôt. Tu aurais bien pu me laisser achever mon cigare.”

Une ouvreuse passait.

“Oh ! M. Fauchery, dit-elle familièrement, ça ne commencera pas avant une demi-heure.

— Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? murmura Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexé. Ce matin, Clarisse, qui est de la pièce, m’a encore juré qu’on commencerait à neuf heures précises.” » [*]

 

Nana d’Émile Zola, le neuvième roman des Rougon-Macquart (rappelons-en le sous-titre : Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire), est d’une composition remarquable.

Dès le premier chapitre, à une représentation au théâtre des Variétés en avril 1867 à Paris (l’Exposition universelle vient de démarrer sur le Champ-de-Mars), la scène d’ouverture, nous découvrons la plupart des personnages qui nourriront l’ensemble de l’œuvre.

À commencer par Nana, jeune fille de seize-dix-sept ans qui débute sur les planches, mais qui, selon Bordenave (le directeur du théâtre, « mon bordel », dit-il), n’a aucun talent (« un paquet ») sinon celui de se montrer nue dans un spectacle intitulée La Blonde Vénus.

Le Tout-Paris est venu assister à cet événement médiatisé pour l’occasion et, effectivement, Nana fait sensation. Le lendemain, les hommages pleuvent à son domicile et, au salon de la comtesse Sabine Muffat de Beuville, les hommes, en douce, ne parlent que d’un dîner qui doit avoir lieu le soir chez elle.

La nouvelle coqueluche des viveurs voudrait attirer dans ses filets un banquier, le baron Steiner, ainsi que le comte Muffat, très catholique chancelier de l’impératrice, tout en gardant auprès d’elle des amants de cœur de son choix.

Son appartement, un long corridor permettant d’isoler les visiteurs dans des pièces différentes, ne désemplit pas après son succès, mais il lui faut auparavant se débarrasser de ses « réguliers » du moment (un « vieux grigou » et un « moricaud ») pas assez généreux, pour changer de protecteurs, monter en grade, et récupérer son enfant, « le petit Louis ».

En même temps, Nana, venue de la classe ouvrière, manque continuellement d’argent (elle reçoit régulièrement une entremetteuse, la Tricon, qui lui fournit des extras) et ne veut rater aucune occasion : ainsi la visite homérique du prince d’Écosse, suivi de ses autres prétendants, dans les coulisses du théâtre.

Finalement, Nana parvient à ses objectifs (le comte Muffat la finance et lui achète une propriété à la campagne) mais, très dépensière (un journaliste la compare à une « Mouche d’Or » qui dépouille ses patients) et vindicative, elle connaît une première disgrâce en commettant l’erreur de tout lâcher pour s’installer avec un comédien, Fontan, qui la bat et l’exploite.

De ce fait, elle retombe — avec une autre jeune femme, Satin, dont elle est finalement amoureuse — carrément dans la prostitution de rue, avant de renouer avec le comte Muffat et d’être installée dans un hôtel particulier de la plaine Monceau.

Mais, parfaite cocotte entretenue par de multiples relations mais détestant de plus en plus les hommes, Nana découvre la grande vie et le luxe (on donne même son nom à un cheval de course), tout en provoquant petit à petit la ruine et la déchéance de ses prétendants.

La plus significative de ses victimes demeure le comte Muffat, extrêmement pieux, tombé dans la révélation du sexe et dont la femme le trompe, devenu une loque, un être sans honneur mené par le bout du nez par une traînée qui se moque lui…

Apothéose romanesque et descente aux enfers, Nana — qui plut énormément à Gustave Flaubert qui en suivit toutes les évolutions pendant les dix-huit mois de sa gestation — entérine le mythe de la femme fatale et nous donne une découpe cruelle de la société (monde et demi-monde) du Second Empire.

Émile Zola nous mène d’ailleurs jusqu’à sa chute, symbolisée par la déclaration de la guerre franco-allemande de 1870 tandis que la foule défile dans les rues de Paris aux cris de : « À Berlin ! à Berlin ! à Berlin ! »

 

Michel Sender.

 

[*] Nana (1880) d’Émile Zola, « La Bibliothèque des chefs-d’œuvre » (collection dirigée par Claude Tchou), Au Sans Pareil éditeurs, Paris, juillet 1996 ; 464 pages (+ XVI), relié-cartonné. (En couverture, le tableau de Manet est inversé.) Ce volume reproduit par ailleurs quelques illustrations de Georges Bellenger, Bertall, Clairin, Nielsen ou Paul Fouché tirées de l’édition Marpon-Flammarion de 1882 (disponible sur BnF Gallica, ainsi que l’ensemble des illustrations reprises dans les éditions ne varietur, Fasquelle 1906).

"Nana" d’Émile Zola

Le tableau d’Édouard Manet, Nana, date en réalité de 1877 et se réfère à la première apparition du personnage, Anna Coupeau, dite « Nana », dans L’Assommoir d’Émile Zola.

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article