"La Mutinerie du cuirassé Potemkine" de Richard Hough
« Quelques asticots ? Et après ? Cela empêcherait-il la viande d’être bonne ? Le médecin major, l’honorable docteur Smirnov, n’avait-il pas certifié qu’elle était de qualité supérieure ? Les plaintes, à l’en croire, n’étaient pas fondées le moins du monde.
Cependant la protestation, à l’aube un simple murmure, s’était enflée, propagée, croissant en vigueur et en acrimonie. Les agitateurs politiques avaient sauté sur cette occasion de jeter de l’huile sur le feu. Ils s’étaient employés à faire lever le ferment, jamais ils n’avaient été à pareille affaire, depuis le soulèvement avorté de Sébastopol en novembre dernier. Et à midi, quand sonna la soupe, ils étaient parvenus à tisser une atmosphère épaisse de détermination et de menace. La mutinerie était là, dans l’air, prête à s’abattre sur le cuirassé Potemkine avec l’inexorabilité d’un typhon. » [*]
L’actualité très prégnante de la guerre en Ukraine (voir ce blog précédemment sur Les Forceurs de blocus de Jules Verne) m’a donné envie de replonger dans La Mutinerie du cuirassé Potemkine de Richard Hough.
L’événement a été immortalisé par le chef-d’œuvre cinématographique [**] de Sergueï Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine (1925), réalisé vingt ans après et qui aurait dû faire partie d’un film intitulé L’Année 1905.
On pense également au Potemkine (texte de Georges Coulonges) chanté par Jean Ferrat en 1965 et célébré dans Vaillant, le journal de Pif mais interdit à l’ORTF.
Mais on ignore ou oublie parfois que cette mutinerie eut lieu en 1905, année de la première révolution russe, marquée en janvier par le massacre du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, dimanche sanglant où l’armée tira sur les manifestants grévistes.
De nombreuses mobilisations populaires marquèrent cette année-là, dont, en juin, une grève générale dans la ville portuaire d’Odessa, en Ukraine, qui concorda, fortuitement ou préparée par des militants politiques, avec la mutinerie, le 14 juin 1905 (selon le calendrier julien ; 27 juin selon le calendrier grégorien), du cuirassé Potemkine, en manœuvre dans le secteur.
Révoltés par de la viande avariée leur étant proposée au repas et par l’attitude autoritaire du second Giliarovsky qui veut les forcer à manger et les menace d’une exécution collective, les marins du Potemkine se rebellent et jettent les officiers à la mer, les tuent ou les emprisonnent.
Très vite on comprend que le principal organisateur du mouvement est Afanassy Matushenko (je reprends les graphies anglo-saxonnes conservées par le traducteur français du livre), membre du parti révolutionnaire et qui met en place les réunions de comité sur le navire.
Dans les affrontements sur le Potemkine, le matelot Gregori Vakulinchuk est mort d’un coup de feu tiré par Giliarovsky et devenu le « martyr » de leur lutte : l’exposition de son corps sur le quai d’Odessa puis ses obsèques provoquent une répression massive et notamment la terrible fusillade sur les marches de l’escalier Richelieu.
La jonction entre les mutins et les grévistes de la ville sera réalisée par l’étudiant social-démocrate Constantin Feldmann, qui monte à bord et — très bon orateur et agitateur — participe aux assemblées pendant toute la durée de la mutinerie. Il s’aperçoit cependant que les marins défendent avant tout leur propre condition et n’ont pas une conscience révolutionnaire très avancée.
Matushenko et lui espèrent recevoir le soutien d’autres bâtiments de la flotte : il y aura l’épisode avorté du Georges-le-Victorieux dont une partie de l’équipage se soulève, mais, dans l’ensemble, la mutinerie du Potemkine demeure isolée et ne se mêle pas à la révolution du pays.
Il ne reste plus aux marins insurgés qu’à essayer de sauver leur peau. Ils mèneront une première fois le Potemkine à Constantza en Roumanie, puis partiront pour le port de Théodosia en Crimée où, devant leur échec (on leur tire dessus et Constantin Feldmann est arrêté), ils retourneront à Constantza pour se rendre et négocier de ne pas être extradés…
La Mutinerie du cuirassé Potemkine de Richard Hough, historien maritime britannique méticuleux, restitue bien les circonstances et le déroulement de cette mutinerie célèbre, ce qui explique que cet ouvrage, plutôt bref mais précis, continue d’être lu et consulté comme une référence.
Michel Sender.
[*] La Mutinerie du cuirassé Potemkine (27 juin 1905) [The Potemkin Mutiny, 1960] de Richard Hough, traduit de l’anglais par Hugo Mathieu [Collection « Ce jour-là », Robert Laffont, 1962], éditions Presses Pocket, Paris, septembre 1980 ; 192 pages.
[**] J’ai également consulté La Mutinerie du cuirassé Potemkine de Richard Hough dans la collection « L’Histoire en marche » du Cercle du Bibliophile (Edito-Service, Genève, 1968), comprenant « Eisenstein et Le Cuirassé Potemkine » par Freddy Buache, directeur de la Cinémathèque suisse ; iconographie réunie par Nicolas Bouvier (volume cartonné).
La version anglaise du témoignage de Constantin Feldmann, The Revolt of the “Potemkin”, traduite par Constance Garnett (Heinemann, 1908), est disponible sur Internet Archive.