"Une brève histoire du tracteur en Ukraine" de Marina Lewycka

Publié le par Michel Sender

"Une brève histoire du tracteur en Ukraine" de Marina Lewycka

« Deux ans après la mort de ma mère, mon père tomba amoureux d’une séduisante Ukrainienne blonde divorcée. Il avait quatre-vingt-quatre ans et elle trente-six. Elle éclata dans nos vies comme une vaporeuse grenade rose, remuant les eaux troubles, ramenant à la surface une fange de souvenirs évacués, délogeant les fantômes de la famille d’un bon coup de pied au derrière.

Tout commença par un coup de fil.

La voix de mon père, tremblante d’excitation, crachote à l’autre bout du fil : “Bonne nouvelle, Nadezhda. Je me marie !”

Je me souviens encore du brusque afflux de sang sous mon crâne. Pourvu que ce soit une plaisanterie ! Il a perdu la tête ! Espèce de vieil imbécile ! Mais je garde mes commentaires pour moi.

“C’est formidable, papa, lui dis-je.

— Oui, oui. Elle vient d’Ukraïna avec son fils. Ternopil en Ukraïna.” » [*]

 

Une brève histoire du tracteur en Ukraine de Marina Lewycka est un roman qui, avec une grande légèreté et beaucoup d’humour, permet d’évoquer une première vague de réfugiés ukrainiens, ici en Grande-Bretagne, à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

La narratrice, Nadia (Nadezhda), avec sa sœur aînée, Vera, se retrouve confrontée, après la mort de leur mère, à la perte de lucidité de leur père, Nikolaï, ancien ingénieur qui, dans ses moments libres, écrit en ukrainien une brève histoire des tracteurs.

Très original et souffrant de la solitude, le vieil homme est tombé amoureux de Valentina, une Ukrainienne divorcée venue en Angleterre avec son fils Stanislav et qui, manifestement séductrice, cherche à se faire épouser pour obtenir un visa définitif.

Rapidement, les deux sœurs, dissemblables dans leurs idées (Vera, la plus âgée, est conservatrice et adepte du thatchérisme, et Nadia, plus jeune, une ancienne baba cool contestataire que ses parents disaient « trotskiste »), vont s’allier pour défendre les intérêts de leur père, visiblement tombé sous l’emprise d’une femme prédatrice.

La communauté ukrainienne de Peterborough bruisse de cette histoire mais ne fait rien, et ce sont les deux sœurs, éloignées géographiquement (Vera habite Londres et Nadia, Cambridge), qui vont devoir chercher les moyens de protéger leur père.

Nadia, la plus proche, accompagnée parfois de son mari Mike et de sa fille Anna, est celle qui se déplace le plus souvent pour surveiller ce qui se passe chez son père, tandis que Vera la conseille au téléphone tout en lui rapportant également des éléments de la vie de leurs parents.

Leur père, intellectuel citadin, fit ses études à Kiev, où il rencontra leur mère, Ludmilla, née à Novaya Aleksandria (la ville actuelle de Puławy, redevenue polonaise après la guerre, ce qui leur permettra de ne pas être expulsés d’Angleterre) mais d’une famille paysanne originaire de Poltava. Tous les deux, dans leur enfance, connaîtront la guerre civile des années 1920, puis la grande famine de 1931-1932, les purges staliniennes et l’occupation allemande des années quarante avant de pouvoir, à partir d’un camp de réfugiés (Marina Lewycka est née à Kiel en Allemagne en 1946), émigrer au Royaume-Uni.

Le père, passionné de technologie et de progrès scientifique mais inapte au niveau pratique, est resté communiste dans sa tête, alors que leur mère, d’extraction rurale, gérait tout à l’économie, bonne terrienne cultivant un jardin potager et entretenant des arbres fruitiers.

Les deux sœurs, devant la disparition de leur mère et la sénilité croissante de leur père qui ne lui a pas permis de saisir les mensonges et les objectifs cyniques de Valentina, entreprennent un retour capital sur l’histoire familiale et leurs situations respectives…

Relu aujourd’hui, au moment de cette nouvelle guerre qui nous bouleverse tant, Une brève histoire du tracteur en Ukraine de Marina Lewycka, en plus d’être le subtil bijou littéraire d’une écrivaine humaniste, nous aide à comprendre la réalité ukrainienne et le choc des générations.

 

Michel Sender.

 

[*] Une brève histoire du tracteur en Ukraine (A Short Story of Tractors in Ukrainian, 2005) de Marina Lewycka, traduit de l’anglais par Sabine Porte [Éditions des Deux Terres, mars 2008], collection « Molécule », éditions France Loisirs, Paris, mars 2014 ; 384 pages.

Publié dans Littérature

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