"L'Affaire Lerouge" d'Émile Gaboriau
« Le jeudi 6 mars 1862, surlendemain du Mardi gras, cinq femmes du village de La Jonchère se présentaient au bureau de police de Bougival.
Elles racontaient que depuis deux jours personne n'avait aperçu une de leurs voisines, la veuve Lerouge, qui habitait seule une maisonnette isolée. À plusieurs reprises, elles avaient frappé en vain. Les fenêtres comme la porte étant exactement fermées, il avait été impossible de jeter un coup d'œil à l'intérieur. Ce silence, cette disparition les inquiétaient. Redoutant un crime, ou tout au moins un accident, elles demandaient que la « Justice » voulût bien, pour les rassurer, forcer la porte et pénétrer dans la maison.
Bougival est un pays aimable, peuplé tous les dimanches de canotiers et de canotières ; on y relève beaucoup de délits, mais les crimes y sont rares. Le commissaire refusa donc d'abord de se rendre à la prière des solliciteuses. Cependant elles firent si bien, elles insistèrent tant et si longtemps, que le magistrat fatigué céda. Il envoya chercher le brigadier de gendarmerie et deux de ses hommes, requit un serrurier et, ainsi accompagné, suivit les voisines de la veuve Lerouge. » [*]
J’ai eu envie, en ayant trouvé une nouvelle édition [**], de relire L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau, son premier « roman judiciaire », écrit semble-t-il en 1864 et paru en feuilleton une première fois (sans susciter l’intérêt) dans Le Pays en 1865, puis, avec succès, dans Le Soleil puis chez Dentu en 1866.
J’ai toujours eu une prédilection pour Émile Gaboriau (1832-1873), mort prématurément et extrêmement doué (voir ce blog en août 2020).
Dans L’Affaire Lerouge, ouvrage qui inaugure un genre policier, Lecoq (« un ancien repris de justice réconcilié avec les lois, un gaillard habile dans son métier, fin comme l’ambre, et jaloux de son chef qu’il jugeait médiocrement fort ») n’apparaît cependant qu’au tout début de l’histoire : il laisse ensuite la place au « père Tabaret », « un ancien employé du Mont-de-Piété » qui « fait de la police (…) pour son plaisir » et surnommé « Tirauclair ».
Tout le déroulement de L’Affaire Lerouge est remarquablement bien construit, même si des « hasards » narratifs un peu faciles (Tabaret et le juge d’instruction, M. Daburon, en connaissent certains protagonistes) en aident l’avancée.
Ce qui importe demeure dans le déroulement de l’enquête de Tabaret, dans l’instruction menée par le juge Daburon, dans leurs certitudes puis leurs hésitations inquiétantes, et finalement dans les rebondissements leur permettant de résoudre l’énigme.
Plus fondamental encore se montre le contexte social, dans le cadre du Second Empire (Émile Zola va bientôt débuter ses Rougon-Macquart), des personnages de L’Affaire Lerouge : une ancienne nourrice, un comte mal marié entretenant une maîtresse, un échange supposé de deux bébés à la naissance (La Vie est un long fleuve tranquille, dirait-on), deux enfants devenus adultes et confrontés à leur avenir…
Émile Gaboriau se révèle un écrivain de grande qualité, sous un ton de familiarité populaire, mais décrivant avec une grande sagacité les étapes d’une affaire de meurtre sans en ignorer tout ce qui l’entoure, l’étude sociétale. Un Maître.
Michel Sender.
[*] L’Affaire Lerouge (1866) d’Émile Gaboriau, préface de François Rivière, collection « Labyrinthes », Librairie des Champs-Élysées-Hachette Livre, Paris, janvier 2003 ; 480 pages, 6,90 €. www.lemasque.com
[**] Curieusement, le texte de L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau du Livre de Poche paru en 1961 avec une préface d’Armand Lanoux ne comporte aucun millésime de date. Cela commence par la première phrase : « Le jeudi 6 mars, le surlendemain du mardi gras » où la mention de l’année 1862 a disparu. Peu après, on lit : « Deux ans auparavant, la femme Lerouge était arrivée à Bougival » qui supprime l’incise « au commencement de 1860 » figurant dans toutes les éditions Dentu et dans la version du Masque 2003. Plus loin, c’est : « Juge d’instruction depuis trois ans » au lieu de « depuis 1859 ». Ainsi de suite… Pour une raison que j’ignore, et alors que tout le reste respecte le texte original sans coupures, toutes les années précises sont manifestement retirées du Livre de Poche 711-712 de 1961 (448 pages) et, peut-être, selon des extraits disponibles sur le Net, de l’édition Omnibus 2011 dans Les Enquêtes de Monsieur Lecoq.
Autre particularité moins importante. Les premières éditions de L’Affaire Lerouge (voir par exemple l’édition illustrée par Théodore Weber en 1869, disponible sur Gallica) comportaient vingt et un chapitres et non vingt (les chapitres originaux XVIII et XIX ont été regroupés en un seul).