"L'Agent secret" de Joseph Conrad
« Quand il s’absentait le matin, M. Verloc laissait la boutique aux soins de son beau-frère, ce qui n’offrait pas d’inconvénients, car les affaires, en tous moments assez calmes, étaient relativement nulles jusque vers le soir. M. Verloc s’inquiétait peu, d’ailleurs, de cette partie ostensible de ses occupations… En outre, sa femme était là pour surveiller son beau-frère.
L’étroite boutique occupait le peu de largeur de la maison, une hideuse maison de brique comme il en existait beaucoup avant que l’on eût commencé à reconstruire les vieux quartiers de Londres, et cette sorte de boîte carrée avait une façade divisée en petits panneaux vitrés. Pendant le jour, la porte restait fermée ; le soir elle s’entrouvrait discrètement.
Derrière le vitrage, s’étalaient des photographies de danseuses plus ou moins déshabillées ; des paquets indéfinissables, emballés comme des spécialités médicales ; des enveloppes en papier jaune très mince, cachetées et étiquetées 2 shillings et 6 pence en larges chiffres noirs. Accrochées à une corde, comme pour sécher, pendaient quelques publications comiques françaises de dates reculées. Il y avait aussi une grande tasse de porcelaine bleu foncé, une cassette en bois noirâtre, des fioles d’encre à marquer et des timbres en caoutchouc ; des livres au titre suggestif ; de vieux numéros de journaux inconnus, mal imprimés, aux dénominations ronflantes : la Torche, le Gong. Et les deux becs de gaz, soit par économie, soit pour le gré de la clientèle, étaient toujours baissés. » [*]
L’Agent secret de Joseph Conrad (1857-1924), une œuvre à part vis-à-vis de ses « romans maritimes », parut d’abord en feuilleton dans un hebdomadaire américain (Ridgway’s : A Militant Weekly for God and Country) du 6 octobre au 15 décembre 1906, puis dans une version augmentée en septembre 1907 à Londres chez Methuen.
Le cadre choisi pour ce livre (le milieu anarchiste) peut surprendre chez Conrad, sauf à ignorer que l’auteur, d’origine polonaise mais né en Ukraine près de Berditchev, était le fils d’un opposant très engagé contre la Russie tsariste.
Par ailleurs, pour L’Agent secret, Joseph Conrad s’est ouvertement inspiré de l’histoire de l’anarchiste français Martial Bourquin, tué en 1894 par la bombe qu’il transportait aux abords de l’Observatoire de Greenwich.
Dans le roman, Adolphe Verloc, résident français, tient une boutique minable à Londres, où le soir se réunit un groupe anarchiste restreint, mais il tire l’essentiel de ses revenus des services rendus à une ambassade étrangère.
Dans cette ambassade non précisée (mais certainement celle de l’ancienne Russie), il se trouve depuis peu suivi par un « M. Vladimir » qui le convoque et, violemment, lui demande de sortir de sa routine et de devenir carrément un « agent provocateur » (en français dans le texte original).
Or, l’anarchisme de M. Verloc s’avère essentiellement de façade. Marié depuis quelques années, il vit bourgeoisement avec sa femme, son beau-frère (Stevie, un garçon « simplet », handicapé psychique) et sa belle-mère.
Le groupe anarchiste (appelé A.P., l’Avenir du Prolétariat) qui se retrouve dans sa boutique se compose de quelques individus atypiques surtout activistes en paroles : Alexandre Ossipon, dit « le Docteur », ancien étudiant de médecine ; Karl Yundt, l’orateur et le théoricien ; Michaelis, libéré récemment de prison et qui, de ce fait, bénéficie d’une certaine aura.
Mais Ossipon, « vétéran de la dynamite », partage son logement avec un gars très dangereux, un chimiste, « le Professeur », sans scrupules, prêt à fournir du matériel explosif à n’importe qui, sans se soucier des motifs ni des conséquences.
Et M. Verloc, qui vivait tranquillement avec sa femme Winnie et qui prenait soin de sa famille, totalement isolé et perdant la tête, va entraîner avec lui le pauvre Stevie dans une action insensée et inutile (très vite la police remontera jusqu’aux instigateurs) qui provoquera sa mort accidentelle…
Dans L’Agent secret, Joseph Conrad fait preuve d’une grande distanciation ironique face aux discours politiques des personnages mais, en revanche, il exerce une extrême attention envers Mme Verloc, dévouée aux autres, et son frère Stevie, déshérité de la vie mais si sensible aux injustices.
Quant à M. Verloc, c’est un homme dérisoire, sans empathie humaine, qui plonge ceux que, soi-disant, il aime, dans un drame épouvantable. En cela, nous rejoignons les thèmes désenchantés des œuvres de Joseph Conrad et son immense compassion.
Michel Sender.
[*] L’Agent secret (The Secret Agent, 1907) de Joseph Conrad, traduit de l’anglais par Henry-D. Davray [Mercure de France, 1912], préface de Roland Stragliati, collection « Les Classiques de l’espionnage », Edito-Service, Genève, 1973 ; XXVI + 340 pages (cartonné).
L’Agent secret — Simple histoire (A Simple Tale, sous-titre de l’auteur) de Joseph Conrad, traduit par Henry-D. Davray, parut pour la première fois en France en feuilleton dans le journal Le Temps, du 31 mai au 8 juillet 1910.
L’édition originale anglaise est dédiée : « À H. G. Wells, le chroniqueur de l’amour de Mr Lewisham, le biographe de Kipps et l’historien des temps à venir, ce simple conte du XIXe siècle est offert affectueusement. » J’ai consulté l’édition « Pan Classics » (Pan Books 1975 ; troisième impression de 1980).