"Après la bataille" de Victor Hugo
APRÈS LA BATAILLE
Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
Et qui disait : — « À boire! à boire par pitié ! » —
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : — « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. » —
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : Caramba !
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
— « Donne-lui tout de même à boire, dit mon père. »
18 juin 1850
VICTOR HUGO
XLIX. — LE TEMPS PRÉSENT (IV. « Après la bataille »), dans : Victor Hugo, La Légende des Siècles, avant- propos et notes par André Dumas [1950], édition illustrée, « Classiques Garnier », éditions Garnier Frères, Paris, octobre 1964 ; XXX + 930 pages, sous jaquette (en couverture, illustration de Lucien-Étienne Mélingue).
Initialement, « Après la bataille » figurait dans le tome II (XIII. — MAINTENANT, I.) de la première série (1859) de La Légende des Siècles (Histoire — Les Petites Épopées) de Victor Hugo.
[Ayant trouvé récemment l’édition de La Légende des Siècles réalisée par André Dumas, hugolien émérite disparu en 1943 pendant la guerre, pour les « Classiques Garnier », je suis tombé, désolé, encore et toujours, sous le charme d’« Après la bataille ». Dans sa préface, André Dumas cite une spécificité de Victor Hugo, qui explique l’espagnol sans majuscule du poème : « Il discourait, avec raison, pour les majuscules. “Non, disait-il, après avoir relu Booz endormi, point de M à moabite ; je suis de ceux qui écrivent plutôt un juif, un gascon, un normand, qu’un Juif, un Gascon, un Normand. Une majuscule est un effet. Ne point en abuser.” » M. S.]