"La Dame de Berlin" de Franck & Vautrin
« Le 4 novembre 1931, à quatre heures du matin, au moment même où Charles « Buddy » Bolden, musicien de jazz américain méconnu, rendait son dernier souffle de l’autre côté de l’Atlantique, la porte du Select s’ouvrit sur un inconnu. Il fredonnait un ragtime.
La pluie tombait sur Paris. Portée par un vent d’ouest, l’averse avait repoussé les derniers passants sur les banquettes de velours rouge du célèbre café. Assis devant un bouillon Kub, un grog ou un Clacquesin, les clients, oiseaux de nuit pour la plupart, guettaient la fin du déluge pour rentrer chez eux ou s’égailler ailleurs, en d’autres lieux où l’alcool était roi.
Lorsque l’inconnu surgit de derrière le feuillage d’un ficus elastica, tous les regards convergèrent dans sa direction. Les consommateurs assis près de l’entrée remarquèrent aussitôt qu’il ne portait pas de chapeau mais qu’il avait une canne : une tige d’ambre surmontée d’un pommeau de cuir sur lequel l’homme s’appuyait, le poignet passé dans un lacet brodé. De la main gauche, il tenait un carton à dessin usé. » [*]
Toujours très intéressé par le roman populaire, j’ai retrouvé par hasard mon exemplaire (que je croyais perdu) de La Dame de Berlin, premier volet des Aventures de Boro, reporter photographe imaginées par Dan Franck et Jean Vautrin, aujourd’hui disparu.
Ne me souvenant pas si je l’avais déjà lu (il me semble que oui, tellement les thèmes m’ont semblé familiers), j’ai plongé dedans avec envie.
Et, très vite, les éléments d’un scénario efficace apparaissent : installation progressive des personnages (d’abord Boro, Blèmia Borowicz, Hongrois d’origine), cadre géographique (la France et l’Allemagne), contexte historique (les années trente, de novembre 1931 au 6 février 1934), écriture simple et précise (avec des préciosités soudaines, probablement dues à Jean Vautrin), découpage en courts chapitres.
Le personnage principal, Blèmia Borowicz — photographe dans l’âme mais qui n’arrive pas à exercer son métier au commencement du livre —, nous est tout de suite sympathique par sa témérité et son handicap assumé (une jambe raide qui le fait boiter), dû à un accident dont, cependant, il ne donne jamais la même version (signe d’une blessure plus profonde).
Boro, manifestement, reste un grand séducteur, mais nous apprenons que son grand amour demeure sa cousine Maryika Vremler, jeune femme attirante et belle, affectueuse et aimante envers Blèmia qui conserve pourtant une réserve affective vis-à-vis de lui, ne souhaitant pas sortir de leur amitié d’enfance.
Maryika est devenue actrice en Allemagne ; elle commence à connaître une certaine notoriété depuis qu’un metteur en scène (Wilhelm Speer) l’a découverte et rendue célèbre. Blèmia et Maryika se retrouvent ainsi à Munich, à l’occasion d’une première cinématographique.
Ce lancement d’un film, qui scelle leurs retrouvailles et l’ouverture prometteuse de la carrière de Maryika, les réunit malheureusement dans la Bavière du nazisme florissant et va marquer à la fois leur séparation (la nouvelle actrice ne peut pas quitter l’Allemagne) et le déclenchement d’aventures inattendues et périlleuses…
Dans La Dame de Berlin, Dan Franck et Jean Vautrin ont multiplié des péripéties feuilletonesques inscrites dans des événements historiques authentiques et créé des personnages crédibles avec une certaine épaisseur psychologique, ce qui permet d’émouvoir et de toucher le public.
Et puis, comme Eugène Sue, Alexandre Dumas ou Gaston Leroux, ils joignent à leurs histoires un supplément d’humanisme, un engagement délibéré et volontaire qui fournit un style soutenu et intelligent, exigeant, éloigné de toute caricature — ce qui fait de La Dame de Berlin une grande réussite romanesque.
Michel Sender.
[*] La Dame de Berlin (Les Aventures de Boro, reporter photographe) de Franck & Vautrin [Fayard & Balland, 1987], éditions Presses Pocket, Paris, octobre 1989 ; 544 pages, impression de décembre 1990 (illustration de couverture : Enki Bilal).
La Dame de Berlin a été rééditée cette année au Livre de Poche.