"Sayonara" de James Michener
« Le 4 mars 1952, j’abattis mon sixième et mon septième Mig. C’était arrivé quelque part du côté du Yalou, et lorsque je rentrai à notre base, la J. 10, j’étais passablement excité. Le major de l’Armée de l’Air m’examina d’un coup d’œil :
— Gruver, dit-il, votre compte est bon.
Que c’étaient là des paroles délectables ! Elles signifiaient que pour un temps je serais dispensé de voler. Mais comme je suis officier de carrière, je me crus obligé de crâner devant ce médecin de réserve arraché à la vie civile, qui avait un petit ventre et le reste à l’avenant. Je fronçai le sourcil :
— Docteur, je n’ai absolument rien. Une bouteille de bière me remettra d’aplomb.
— Soit, acquiesça-t-il. » [*]
L’aviateur Lloyd Gruver (ses collègues l’appellent « l’As Gruver »), pilote célèbre pour ses exploits en Corée, est rappelé au Japon par la volonté du général Webster, son potentiel beau-père (il est fiancé à sa fille Eileen), et par celle de son père, lui-même général.
Muté à Kobé dans un bureau avec tous ces soutiens parentaux et la présence de sa fiancée envoyée pour le rejoindre et préparer un mariage, Lloyd s’aperçoit qu’il n’aime pas vraiment Eileen et qu’il redoute également l’influence autoritaire de sa mère, Mrs. Webster.
Tous ces doutes se mêlent aux difficultés que rencontre un des hommes de sa section, Joe Kelly, pour pouvoir épouser Katsumi, une jeune Japonaise : pour être autorisé à se marier, il a dû écrire à son député et se voit clairement rappeler qu’il sera impossible que son épouse le suive aux États-Unis, la législation l’interdisant.
Tous les deux rentrent à Kobé et Kelly demande à Gruver d’être son témoin au mariage (ce qu’il ne peut refuser), tandis que la hiérarchie militaire (le général Webster fortement influencé par sa femme) multiplie les brimades et les interdits aux relations (qui deviennent de plus en plus nombreuses) entre soldats américains et femmes japonaises.
La police militaire et son chef, le lieutenant-colonel Calhoun Craford (« Je vous apprendrais, moi, sacré nom de Dieu, à courir après les négresses ! » déclare-t-il volontiers), font courir une atmosphère de peur et de délation envers les récalcitrants, tout en les menaçant de les renvoyer au pays sans leurs épouses.
C’est dans ce contexte délétère que Lloyd Gruver tombe amoureux d’Hana-ogi, une danseuse et actrice (elle joue notamment dans un spectacle intitulé Swing Butterfly) de la troupe théâtrale de Takarazuka, et s’installe avec elle en concubinage, tout en devenant ami avec Kelly et Katsumi qui, très vite, attendent un enfant.
Lloyd Gruver, jeune officier — contrairement à Kelly, homme de troupe socialement beaucoup plus fragile — peut plus ou moins se permettre de défier les autorités, il peut (à l’instar de James Michener, correspondant de presse au Japon pendant la guerre de Corée) se documenter sur la culture japonaise, sur le théâtre et l’iconographie, mais il n’échappera pas au racisme ambiant qui crée un véritable fossé sociétal.
Les circulaires répressives de l’époque seront progressivement abolies [**] mais, dans l’instant, elles provoquent un drame épouvantable (Kelly et Katsumi se suicident ensemble), tandis que Hana-ogi, d’elle-même, renonce à son amour pour Lloyd…
La fin du roman, assez conformiste, laisse plutôt présager un retour aux normes du héros principal. Néanmoins, James Michener (dans la réalité, il épousa une Japonaise aux États-Unis), qui reprend manifestement le thème de Madame Butterfly — en France, on connaît aussi, plus classiquement ancillaire, Madame Chrysanthème de Pierre Loti —, essaye de défendre une évolution progressive des mœurs et veut témoigner d’une situation à l’époque intenable.
Michel Sender.
[*] Sayonara (1953) de James Michener, roman traduit de l’américain par André Cubzac [Amiot-Dumont, 1954], préface de Paul Mousset, « Le Meilleur Livre du Mois », Club des Amis du Livre, Paris [1961] ; 288 pages, cartonné. (Dans des rééditions à partir de 1961 [Le Livre Contemporain Amiot-Dumont, Presses Pocket, Edito Service], Sayonara de James Michener est dit « traduit de l’anglais par Marcellita de Moltke Huitfeld et Ghislaine Lavagne ».)
[**] Le film Loving (2016) de Jeff Nichols, actuellement diffusé sur Netflix, évoque avec talent l’interdiction, jusqu’aux années 1960, des mariages interraciaux dans certains États des États-Unis.