"La Femme abandonnée" d'Honoré de Balzac
« En 1822, au commencement du printemps, les médecins de Paris envoyèrent en basse Normandie un jeune homme qui relevait alors d’une maladie inflammatoire causée par quelque excès d’étude, ou de vie peut-être. Sa convalescence exigeait un repos complet, une nourriture douce, un air froid et l’absence totale de sensations extrêmes. Les grasses campagnes du Bessin et l’existence pâle de la province parurent donc propices à son rétablissement. Il vint à Bayeux, jolie ville située à deux lieues de la mer, chez une de ses cousines, qui l’accueillit avec cette cordialité particulière aux gens habitués à vivre dans la retraite, et pour lesquels l’arrivée d’un parent ou d’un ami devient un bonheur.
À quelques usages près, toutes les petites villes se ressemblent. Or, après plusieurs soirées passées chez sa cousine, madame de Sainte-Sevère, ou chez les personnes qui composaient sa compagnie, ce jeune Parisien, nommé M. le baron Gaston de Nueil, eut bientôt connu les gens que cette société exclusive regardait comme étant toute la ville. Gaston de Nueil vit en eux le personnel immuable que les observateurs retrouvent dans les nombreuses capitales de ces anciens États qui formaient la France d’autrefois.» [*]
D’avoir relu Le Père Goriot (voir ce blog le 11 juillet 2023) m’a donné envie — avant de finir de relire Le Lys dans la vallée — d’aller voir du côté d’une nouvelle peu connue d’Honoré de Balzac, La Femme abandonnée, écrite antérieurement au Père Goriot (elle est datée « Angoulême, septembre 1832 » et parut dans la Revue de Paris le même mois) mais évoquant des événements postérieurs à celui-ci.
En effet, dans Le Père Goriot (écrit en 1835 mais se déroulant en 1819-1820 à Paris), Claire de Beauséant, vicomtesse et cousine d’Eugène de Rastignac, connaît une énorme déception en étant quittée par son amant le marquis d’Ajuda-Pinto, ce qui l’incite à repartir en province.
C’est à partir du Père Goriot (et il l’explique le 8 mars 1835, après-coup, dans un texte pour la Revue de Paris qui deviendra la préface dite de la « deuxième édition » du Père Goriot) qu’Honoré de Balzac justifie la « réapparition » de certains de ses personnages (dont madame de Beauséant) dans ses livres, ce qui est le commencement de la théorisation de sa Comédie humaine et l’oblige dorénavant à organiser (parfois difficilement) les chronologies internes de ses romans pour les faire correspondre entre eux.
Ainsi, dans La Femme abandonnée, en 1822, madame de Beauséant réside à Courcelles (un nom inventé) près de Bayeux où, intrigué par le rappel de son aventure parisienne avec le marquis d’Ajouda-Pinto, un jeune homme, Gaston de Nueil, de passage dans la région, entreprend de la séduire.
Il parviendra à ses fins, en vivant d’abord ses amours au bord du lac de Genève pendant trois ans, avant de revenir en Normandie et de continuer sa liaison (le comte de Beauséant étant vivant, il ne peut l’épouser) avec Claire de Beauséant pendant six ans — avant qu’il ne décide, sur les conseils de sa mère, de se marier avec « une demoiselle de la Rodière, âgée de vingt-deux ans et riche de quarante mille livres de rente ».
De nouveau abandonnée, madame de Beauséant, toujours lucide (« victime des lois par mon mariage, victime des hommes par mon amour », dit-elle), va rester ferme et courageuse : « Monsieur, vous êtes libre », répond-elle fermement à une de ses lettres.
Et la conclusion, inattendue, de la nouvelle démontrera, pour une fois, que la femme ayant aimé sincèrement et sans calcul demeurera la seule à conserver une force morale au-dessus des conventions...
Cette courte nouvelle de Balzac semble-t-il lui fut inspiré par le souvenir d’un séjour qu’il fit en 1822 à Bayeux chez sa sœur Laure Surville et où, vainement, il fit la cour à une madame de Hautefeuille.
Cependant, comme toujours, Honoré de Balzac, tout en clouant au pilori les habitants de cette contrée, a transformé totalement les faits réels survenus dans son existence et s’en est servi pour écrire une tout autre histoire sublimant la réalité.
Michel Sender.
[*] La Femme abandonnée (1832) d’Honoré de Balzac, pages 219-268 dans : La Femme de trente ans - La Femme abandonnée, « Bibliothèque française », Internationale Bibliothek GMBH, Berlin, 1922 ; 280 pages (relié-cartonné couverture bleue, imprimerie Spamer, Leipzig).
La dédicace de La Femme abandonnée « À MADAME LA DUCHESSE D’ABRANTÈS, Son affectionné serviteur, HONORÉ DE BALZAC. Paris, août 1835 » (une femme importante dans sa vie) figura pour la première fois dans le deuxième volume de l’édition Furne de La Comédie humaine en 1842.
Ça déchire !
Vers la fin de La Femme abandonnée (page 267 de mon exemplaire, la seule édition papier dont je dispose), j’ai tiqué devant la phrase : « Le messager parti, M. de Nueil rentra dans le salon et y trouva sa femme, qui continuait de déchirer [sic] le caprice. » Il faut dire qu’un peu plus tôt dans le texte (page 265) « il paraissait écouter un caprice d’Hérold écorché sur le piano par sa femme ». Mais, tout de même, déchirer le caprice !
Pour en avoir le cœur net, je suis parti à la chasse des éditions disponibles sur Internet et il s’avère, des premières éditions à celles de Furne 1842 ou Houssiaux 1855 (reprise sur Wikisource), que Balzac avait écrit (et je le comprends mieux) : « sa femme, qui continuait de déchiffrer le caprice ».
La déchirante modification semble remonter aux différentes éditions Calmann-Lévy des Œuvres complètes de Balzac, d’abord au tome IV des Scènes de la vie privée regroupant La Femme de trente ans, La Femme abandonnée, La Grenadière, Le Message et Gobsek, puis dans des éditions donnant seulement (comme dans notre « Bibliothèque française » allemande) La Femme de trente ans suivie de La Femme abandonnée.
Par ailleurs, dans toutes les éditions, la vicomtesse de Beauséant, effectivement une femme de trente ans en 1822 (« J’ai bientôt trente ans, monsieur, déclare-t-elle à Gaston de Nueil au début de la nouvelle, et vous en avez vingt-deux à peine » ; à la fin, c’est : « Tu as trente ans, j’en ai quarante ») devient d'ailleurs (du fait du changement de titre de son mari) marquise dans les dernières pages du livre.