"La Fête de l'insignifiance" de Milan Kundera
« Après ses longues journées fatigantes, Staline aimait rester encore quelques temps avec ses collaborateurs et se reposer en leur racontant des petites histoires de sa vie. Par exemple celle-ci :
Un jour, il décide d’aller à la chasse. Il endosse une vieille parka, chausse des skis, prend un long fusil et parcourt treize kilomètres. Alors, devant lui, sur un arbre, il voit des perdrix perchées. Il s’arrête et les compte. Il y en a vingt-quatre. Mais quelle poisse ! Il n’a pris avec lui que douze cartouches ! Il tire, en tue douze, puis il se détourne, refait les treize kilomètres jusque chez lui et prend encore une douzaine de cartouches. De nouveau il parcourt les treize kilomètres pour se retrouver devant les perdrix toujours perchées sur le même arbre. Et il les tue enfin toutes… » [*]
À l’annonce de la mort de Milan Kundera, j’ai bien sûr repensé à La Plaisanterie, Risibles Amours, La Vie est ailleurs, La Valse aux adieux, Le Livre du rire et de l’oubli, L’Insoutenable Légèreté de l’être… mais j’ai replongé dans son dernier roman, publié en France en 2014, La Fête de l’insignifiance, et plus précisément dans sa deuxième partie intitulée Le théâtre de marionnettes, commençant par l’anecdote des vingt-quatre perdrix.
Cette histoire absurde et improbable énerve particulièrement Khrouchtchev. Mais personne n’ose contredire ouvertement le dictateur, sauf dans les pissotières où, disposant d’un cabinet solitaire personnel, Staline ne se rendait jamais : « … en nous lavant les mains, dans la salle de bains, nous crachâmes de mépris, éclate Khrouchtchev. Il mentait ! Il mentait ! Aucun de nous n’en doutait ! »
En fait, personne n’avait compris que Staline blaguait, ce qu’un des personnages résume ainsi : « Car personne autour de lui ne savait plus ce que c’est qu’une blague. Et c’est par cela, à mes yeux, qu’une nouvelle grande période de l’Histoire annonçait sa venue. »
Plus loin, les mêmes évoquent Kalinine et ses problèmes de prostate, et la raison (supposée) pour laquelle Staline rebaptisa Kaliningrad la ville de Königsberg, l’ancienne cité de Kant…
Ainsi, jusque dans son dernier livre, à l’instar de Diderot et de son Jacques le Fataliste, Milan Kundera, notre malicieux frère morave, mania avec délice, à défaut d’en pleurer, l’humour et la dérision.
Michel Sender.
[*] La Fête de l’insignifiance de Milan Kundera, éditions Gallimard, Paris, avril 2014 ; 144 pages, 15,90 €.