"Le Courage d'une imposture" (Henriette Faber) de Geneviève Lefebvre et Marthe Marandola
« C’est fou ce que les gestes machinaux reviennent vite. Rien ne ressemble plus à une guerre qu’une autre guerre. C’est ce que se disait sœur Marie-Madeleine en serrant le linge sur un corps sanglant. Était-il soldat du côté américain, celui-là, ou côté mexicain ?
Les sœurs soignaient tout le monde sans y regarder. D’autant que plus d’un engagé passait d’un uniforme à l’autre selon les batailles ou les soldes… On avait dressé une tente pas loin d’un puits, un peu à l’abri d’une colline, sous quelques arbres secs. Sans cesse, on y amenait des blessés. En cette année 1848, on approchait de la fin de la guerre entre le Mexique et les États-Unis d’Amérique. Une fin prévisible et perceptible côté mexicain à la lassitude des soldats, au nombre de déserteurs, au silence pesant de leurs officiers qui passaient de temps en temps vérifier si les sœurs hospitalières n’aidaient pas quelque fuyard. Ça sentait la débâcle. Pour chacun, maintenant, il s’agissait de survivre jusqu’au traité.
— Ce ne sera sûrement pas le sort de tous… maugréait sœur Marie-Madeleine. » [*]
Née vers 1791 à Lausanne en Suisse, Henriette Faber (ou Favez) fut une des premières femmes médecins (on connaît aussi le cas, en Angleterre, de James Miranda Stuart Barry) en Europe et en Amérique latine.
Orpheline très tôt, le destin voulut qu’elle soit recueillie par un oncle officier français de l’armée de Napoléon, ce qui lui fit côtoyer tout l’univers de la Grande Armée (notamment les cantinières et les prostituées) et, habillée en homme, aider les infirmiers ou les médecins dans les tâches médicales et entrer en contact avec le grand chirurgien militaire Larrey.
Elle se maria très jeune à un soldat de cette armée et fut mère d’une enfant morte prématurément. Puis son mari mourut au combat et la laissa seule. C’est ainsi qu’elle décida, sous l’apparence et sous l’identité d’un homme, d’entreprendre à Paris des études de médecine (sa véritable vocation) et de continuer ensuite son activité dans l’armée napoléonienne.
Après la chute de l’Empire, elle partit pour la Guadeloupe puis à Cuba où, installée dans la ville de Baracoa comme le médecin et chirurgien Enrique Favez, elle fit officiellement reconnaître ses diplômes dans l’île et y exerça.
Elle crut bon ensuite d’y épouser, en 1819, une jeune femme de la contrée, Juana de Leόn, ce qui provoqua sa perte. En effet, dénoncée finalement par sa propre conjointe, elle fut emprisonnée et accusée d’exercice illégal de la médecine (celle-ci restant interdite aux femmes) et d’atteinte aux mœurs (travestissement), ce qui donna lieu, en 1823, à un retentissant procès et à sa condamnation.
Expulsée quelques années plus tard en direction de la Louisiane, on la retrouva sœur religieuse (puis directrice de congrégation), continuant de secourir les pauvres dans des hôpitaux de La Nouvelle Orléans, où elle mourut en 1856.
Depuis quelques années, le cas d’Enriqueta Favez ou Henriette Faber est revenu à la surface (d’abord à Cuba et dans le monde hispanique puis dans sa Suisse natale) du fait de tous les débats sur le genre et historiquement sur l’hypocrisie de refuser l’exercice de la médecine aux femmes.
D’autre part, les circonstances réelles de son mariage demeurent inconnues d’autant que, si physiquement son appartenance au genre féminin a été attestée par des examens médicaux forcés imposés par les autorités cubaines, sa revendication, d’après ses dires, de se vouloir et de se ressentir comme un homme apparaît évidente… ce qui en fait rétroactivement une personnalité LGBT+ marquante.
Sous le titre discutable Le Courage d’une imposture (Henriette Faber, médecin par vocation, homme par contrainte), Geneviève Lefebvre et Marthe Marandola ont néanmoins souhaité, sous une forme romancée, lui rendre un vibrant hommage, dans un livre écrit d’une manière simple et efficace, prenant de bout en bout.
Michel Sender.
[*] Le Courage d’une imposture de Geneviève Lefebvre et Marthe Marandola [éditions De Borée, 2022], FL éditions [France Loisirs], Paris, avril 2023 ; 272 pages (« Henriette Faber, médecin par vocation, homme par contrainte. »)
La vie d’Henriette Faber a également donné lieu à un roman de l’écrivain cubain Antonio Benítez Rojo (1931-2005), Mujer en traje de batalla (Alfaguara, 2001), traduit en français par Anne Proenza (Femme en costume de bataille, Le Cherche Midi, 2005 ; Points, 2006).
Henriette Faber est interprétée par Sylvie Testud dans le film Insoumises (Insumisas, 2018) de Fernando Pérez Valdés et Laura Cazador, une coproduction entre Cuba et la Suisse.