"Le Lys dans la vallée" d'Honoré de Balzac

Publié le par Michel Sender

"Le Lys dans la vallée" d'Honoré de Balzac

« À MADAME LA COMTESSE

NATALIE DE MANERVILLE.

« Je cède à ton désir. Le privilège de la femme que nous aimons plus qu’elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l’avenir. Aujourd’hui tu veux mon passé, le voici. Seulement, sache-le bien, Natalie ; en t’obéissant, j’ai dû fouler aux pieds des répugnances inviolées. Mais pourquoi suspecter les soudaines et longues rêveries qui me saisissent parfois en plein bonheur ? pourquoi ta jolie colère de femme aimée, à propos d’un silence ? Ne pouvais-tu jouer avec les contrastes de mon caractère sans en demander les causes ? As-tu dans le cœur des secrets qui, pour se faire absoudre, aient besoin des miens ? Enfin, tu l’as deviné, Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout : oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s’agite souvent de lui-même au-dessus de moi. J’ai d’imposants souvenirs ensevelis au fond de mon âme comme ces productions marines qui s’aperçoivent par les temps calmes, et que les flots de la tempête jettent par fragments sur la grève. Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées ait contenu ces anciennes émotions qui me font tant de mal quand elles se réveillent trop soudainement, s’il y avait dans cette confession des éclats qui te blessassent, souviens-toi que tu m’as menacé si je ne t’obéissais pas, ne me punis donc point de t’avoir obéi ? Je voudrais que ma confidence redoublât ta tendresse. À ce soir.

FÉLIX. » [*]

 

Après Le Père Goriot (voir ce blog le 11 juillet 2023) et l’intermède de La Femme abandonnée (voir ce blog le 19 juillet 2023), je voulais relire Le Lys dans la vallée, le dernier livre d’Honoré de Balzac publié (partiellement) dans la Revue de Paris.

On sait que Balzac, apprenant que ses placards du Lys pour la Revue de Paris avaient été cédés sans son accord à une revue de Saint-Pétersbourg, arrêta toute la publication et fit un procès retentissant à la Revue de Paris, ce qui repoussa la parution du roman, terminé d’écrire fin 1835, à juin 1836 en volume chez Werdet.

Honoré de Balzac attachait une grande importance (il voulait en faire une réplique au Volupté de Sainte-Beuve qu’il n’aimait pas) au Lys dans la vallée (allusion au Cantique des cantiques, II, 1 : « Je suis […] le lys des vallées ») qu’il voulait un hommage à Laure de Berny, son premier grand amour, très malade et qui, d’ailleurs, mourut en juillet 1836.

Mais, malheureusement, le surinvestissement de Balzac se ressent dans cet ouvrage compact et maladroit, multipliant les déclarations compassées et, finalement, insincères, en ce qu’il a (pour sans doute ne pas froisser madame Hanska avec qui il avait commencé de correspondre et qu’il avait déjà rencontrée, tout en ayant des liaisons avec la comtesse Guidoboni-Visconti ou lady Ellenborough) bouleversé la réalité de ce qu’il avait vécu véritablement.

En effet, de madame de Berny, une femme très libre et très cultivée, qui fut son initiatrice sexuelle et sa conseillère intime, Balzac fait de madame de Mortsauf dans le roman une femme certes très tendre, très douce, très intelligente, mais qui se refuse à tout contact charnel et se réfugie dans la religion pour cacher son amour.

Face à cela Félix de Vandenesse (dont le parcours éducatif ressemble beaucoup à celui de Balzac), un jeune homme arrivé en Touraine chez les Mortsauf (le comte de Mortsauf, ancien émigré royaliste, s’avère un mari brutal, tyrannique et hypocondriaque) juste au commencement de la Restauration de 1814 (et qui passera les Cent-Jours à Gand) va trouver à Paris un emploi éminent auprès du nouveau roi et progresser dans la haute société.

Ainsi, Félix de Vandenesse, terriblement amoureux et admiratif de Blanche de Mortsauf, qu’il appelle « Henriette » dans leurs échanges personnels, très dévoué à ses enfants et à son mari (il le soigne longuement avec elle), ne supportera plus les relations platoniques qui lui sont imposées et, dans sa nouvelle situation parisienne, tombera dans les filets d’une aventurière anglaise, lady Dudley, qui deviendra sa maîtresse.

Pendant ce temps, madame de Mortsauf, isolée et languissante, ayant appris la liaison de Félix et se morfondant en secret de s’être refusée à lui, tombe réellement malade (d’un cancer de l’estomac) et meurt à petit feu. Elle revoit une dernière fois Félix de Vandenesse sur son lit de mort et lui transmet une lettre lui avouant son amour et ses regrets. De son côté, sa fille Madeleine — que dans son esprit madame de Mortsauf destinait à Félix — rejette absolument le jeune homme qu’elle accuse d’avoir été le responsable de la maladie et de la mort de sa mère.

Plusieurs années après, et comptant l’épouser, Félix de Vandenesse, dans ce livre, a tout raconté, à sa demande et sous forme d’une confession douloureuse, à Natalie de Manerville — mais cette dernière, ultime coup de théâtre, ne réagira pas comme prévu…

Finalement, Le Lys dans la vallée, un livre intense et profond sur l’amour, mais classiquement hésitant entre amour sacré et amour profane, balançant tout aussi banalement dans l’image de la femme entre maman et putain, nous apparaît (comme François Truffaut parlait de « grands films malades ») comme un grand roman malade, inabouti — mais où Honoré de Balzac a engagé beaucoup de lui-même, ce qui en fait une œuvre à part, étonnante, malheureuse.

 

Michel Sender.

 

[*] Le Lys dans la vallée (1836) d’Honoré de Balzac, préface, commentaires et notes de Roger Pierrot [1972], Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris, 1984 ; 416 pages, impression de janvier 1987 (en couverture : Tableau anonyme du XIXe siècle). [Remarquable édition de Roger Pierrot : préface, commentaires et notes impeccables.]

"Le Lys dans la vallée" d'Honoré de Balzac

J’aime particulièrement l’édition du Lys dans la vallée d’Honoré de Balzac due à Moïse Le Yaouanc (introduction, notes, bibliographie et choix de variantes) chez Garnier en 1966 (j’en possède l’impression reliée-cartonnée sans jaquette de juillet 1973). Elle donne le découpage d’origine (entre les deux lettres d’ouverture et de fermeture du roman) en trois parties (Les Deux EnfancesLes Premières AmoursLes Deux Femmes) et fournit de nombreuses illustrations.

"Le Lys dans la vallée" d'Honoré de Balzac

Le Lys dans la vallée nous reste précieux car, outre que l’on pense bien sûr à Jean-Jacques Rousseau et à madame de Warens, il nous évoque Chateaubriand (à qui Balzac songeait fortement) ou Benjamin Constant, et, plus proches de nous, Le Rouge et le Noir de Stendhal, ou encore, L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert.

Publié dans Littérature

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