"Martin et Hannah" de Catherine Clément

Publié le par Michel Sender

"Martin et Hannah" de Catherine Clément

« — Tonnerre de Dieu !

La vieille dame bataillait contre son parapluie. Par rafales, l’averse giflait ses joues ridées, claquait ses jupes, saccageait les gueules de loup dans le jardin. D’un doigt, elle appuya sur la sonnette du portail.

Au bout du chemin, le pavillon ne bronchait pas. Un deuxième essai demeura sans réponse. Exaspérée, la vieille dame tambourina sur les lattes de bois en criant un nom, Elfride ! Elfride ! Je suis là !

Un pas traînant. Le pêne tiré. À l’abri sous la véranda, l’autre vieille apparut.

— C’est vous, lança Elfride, immobile. Je ne vous attendais pas si tôt, Hannah. » [*]

 

Par association d’idées, après la lecture de Terre d’amour et de feu de Joseph Kessel (voir ce blog le 15 octobre 2023) qui, dans sa dernière partie, évoque le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, j’ai revu le film de Margarethe von Trotta consacré à Hannah Arendt [**] puis ouvert le roman de Catherine Clément, que je ne connaissais pas encore, Martin et Hannah.

Parler de l’amour entre Hannah Arendt, jeune étudiante de dix-huit ans en 1924 à Marbourg, et Martin Heidegger, professeur d’université, et de leur relation intime et secrète qui dura quatre ans avant le mariage d’Hannah, en 1929, avec Günther Stern (Günther Anders), n’est pas facile.

Surtout que le destin de ces deux personnalités nous apparaît totalement opposé, entre Hannah Arendt, juive qui quitta l’Allemagne en 1933, l’année même où Martin Heidegger adhéra au parti nazi et accepta le rectorat de l’Université de Fribourg dans un discours nationaliste controversé.

L’engagement nazi de l’auteur d’Être et Temps (Sein und Zeit, 1927), considéré comme un ouvrage majeur de la philosophie du XXe siècle, ne cesse d’interroger les spécialistes de Martin Heidegger (1889-1976), tandis que, de son côté, exilée en France puis aux États-Unis, Hannah Arendt (1906-1975), avec notamment — sans parler de son Eichmann à Jérusalem et son concept de « la banalité du mal » — ses livres sur Les Origines du totalitarisme ou la Condition de l’homme moderne, a bouleversé la compréhension de la société contemporaine.

Or, avec Martin et Hannah, sous le prétexte d’une rencontre (qui eut effectivement lieu en 1975) entre Hannah Arendt et Elfride Heidegger, l’épouse de Martin Heidegger, Catherine Clément parvient à tracer l’histoire croisée de ces deux personnages, aux deux destinées totalement différentes, même s’ils gardèrent des attaches distendues.

Exilée en France en 1933, où elle travailla avec des organisations sionistes et la baronne Rothschild, Hannah Arendt divorça de Günther Anders et rencontra Heinrich Blücher, réfugié comme elle et ancien militant spartakiste, qu’elle épousa en 1940 avant de pouvoir gagner avec lui les États-Unis. Auparavant, elle avait connu le camp d’internement de Gurs dans les Pyrénées.

Enseignante en sciences politiques dans diverses universités américaines, Hannah Arendt devint célèbre internationalement après la guerre et se déplaça fréquemment pour des conférences. On sait qu’elle revit Heidegger à plusieurs reprises tout en continuant à échanger avec lui par correspondance.

De son côté, après dix mois de fonctions officielles à Fribourg et ayant poursuivi ses cours jusqu’en 1944, Martin Heidegger fut ensuite interdit d’enseignement avant de pouvoir reprendre son activité en 1951.

Catherine Clément considère que l’influence politique d’Elfride Heidegger sur son mari fut déterminante, sachant que ce dernier, qui entretint par ailleurs de fréquentes liaisons extra-conjugales, recherchait avant tout le calme et la solitude pour l'étude de la philosophie…

Finalement, avec sa couverture romanesque et de multiples retours en arrière, du parcours traditionaliste de Martin Heidegger à Messkirch et au séminaire de Constance, ou de l’enfance juive d’Hannah Arendt à Königsberg jusqu’à sa mort en décembre 1975, Catherine Clément parvient à tracer pour nous des repères nous permettant de mieux comprendre leurs itinéraires respectifs.

 

Michel Sender.

 

[*] Martin et Hannah de Catherine Clément [Calmann-Lévy, 1999], Le Grand Livre du Mois, Paris, janvier 1999 ; 328 pages, 129 F.

"Martin et Hannah" de Catherine Clément

[**] Hannah Arendt (2012), film de Margarethe von Trotta avec Barbara Sukowa dans le rôle-titre (DVD Blaq Out, 2013).

Publié dans Littérature

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