"L'Homme qui Rit" de Victor Hugo
« Ursus et Homo étaient liés d’une amitié étroite. Ursus était un homme, Homo était un loup. Leurs humeurs s’étaient convenues. C’était l’homme qui avait baptisé le loup. Probablement il s’était aussi choisi lui-même son nom ; ayant trouvé Ursus bon pour lui, il avait trouvé Homo bon pour la bête. L’association de cet homme et de ce loup profitait aux foires, aux fêtes de paroisse, aux coins de rues où les passants s’attroupent, et au besoin qu’éprouve partout le peuple d’écouter des sornettes et d’acheter de l’orviétan. Ce loup, docile et gracieusement subalterne, était agréable à la foule. Voir des apprivoisements est une chose qui plaît. Notre suprême contentement est de regarder défiler toutes les variétés de la domestication. C’est ce qui fait qu’il y a tant de gens sur le passage des cortèges royaux. » [*]
L’Homme qui Rit restait le dernier grand roman de Victor Hugo que je n’étais jamais parvenu à lire entièrement.
J’étais content d’en posséder l’édition « Mille Soleils » [**], avec les belles illustrations de Daniel Vigne, mais la petitesse des caractères, la typographie serrée et le décalage du foliotage me gênaient dans la lecture.
Avant de relire l’an dernier Quatrevingt-treize (voir ce blog le 21 janvier 2022), j’avais tourné autour de L’Homme qui Rit et de sa préface [***], trouvée sur Gallica et qui, en 1869, annonçait une trilogie. On sait aujourd’hui qu’il n’en fut rien, qu’Hugo n’écrivit jamais le roman qui aurait dû s’intercaler entre L’Homme qui Rit et Quatrevingt-treize.
J’attendais donc de trouver une autre édition papier de L’Homme qui Rit quand je suis tombé sur celle de « Folio » réimprimée récemment et qui correspond enfin à ce que je recherchais : un minimum d’explications et des annotations raisonnables. Parfaite pour relancer mon attention.
Car, une chose est sûre, une fois terminés les deux chapitres préliminaires et lancé dans le « Livre premier », la mécanique de lecture se met en route et ne s’arrête plus : L’Homme qui Rit le mérite absolument !
Commencé dès 1866, immédiatement après la publication des Travailleurs de la Mer et se voulant également un drame, L’Homme qui Rit fut achevé en 1868 quelques jours avant la mort d’Adèle Hugo et publié (dans de très mauvaises conditions) l’année suivante chez Lacroix. Victor Hugo ne put qu’en « constater l’insuccès » : « J’ai voulu abuser du roman, j’ai voulu en faire une épopée. J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre moi », écrivit-il.
Cet échec explique sans doute l’interruption de la trilogie envisagée, le volume sur la monarchie abandonné et le saut, directement, à partir de 1872, dans l’évocation de la Révolution française et de la République, 93.
Et pourtant, et en effet, quoi de plus « hugolien » que L’Homme qui Rit ?
À la fois toutes les exagérations, les longueurs, les accumulations de termes, chères à l’auteur ; des chapitres entiers pour nous faire comprendre, de nombreuses pages plus loin, une évolution, un retournement ; des situations ou des personnages improbables (Homo, le loup, compagnon d’Ursus, l’homme) ; et puis la folie imaginative, l’emportement lyrique, les déclarations sociales, la défense des pauvres, l’empathie.
Car l’intrigue de L’Homme qui Rit, que Victor Hugo a placée, de 1690 à 1705, dans l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle où, Ursus, un vagabond, philosophe, poète et saltimbanque vivant avec un loup, recueille un soir de tempête un enfant abandonné sur la côte, lui-même ayant sauvé des bras de sa mère morte un nourrisson promis à une disparition certaine.
Ainsi, Ursus et Homo adoptent le jeune enfant de dix ans, Gwynplaine, rejeton sans doute bâtard d’une grande famille mais vendu à des brigands, les comprachicos, qui, pour l’exploiter dans les foires, l’ont fait mutiler et opérer du visage avec une bouche élargie chirurgicalement de façon à ce que l’enfant, même devenu adulte, rie tout le temps !
Gwynplaine, l’Homme qui Rit, doté du « rire éternel », nous dit Hugo, « était un don fait par la providence à la tristesse des hommes ». Toujours riant, et provoquant le rire, Gwynplaine souffre (« Le genre humain est une bouche, et j’en suis le cri », déclarera-t-il plus tard) et ne trouve l’apaisement que dans les bras de Dea, le bébé trouvé par lui et également adopté par Ursus et Homo ; Dea, dont il s’est avéré qu’elle était aveugle mais qui, devenue une adolescente, est tombée, ne le voyant pas et ne percevant que ses qualités morales, profondément amoureuse de Gwynplaine.
Tous les éléments du drame vont pouvoir opérer. Quinze années ont passé depuis l’abandon de Gwynplaine, qui mène sa vie errante avec Ursus, Homo et Dea dans une roulotte (« la Green-Box ») aménagée en théâtre ambulant, quand, badaboum, on retrouve sur le rivage une gourde d’osier remplie d’un message secret (bouteille jetée à la mer, avant que le bateau ne fasse naufrage, par le capitaine des comprachicos) qui révèle la véritable identité de Gwynplaine et son histoire.
Gwynplaine est un aristocrate, issu d’une famille noble et riche héritier, de plus Lord — lord Clancharlie !
Il accepte sa nouvelle vie mais se retrouve isolé et séparé d’Ursus, Homo et Dea. On l’intronise à la Chambre des lords mais, quand il s’avise de prendre la parole, l’assemblée se moque à gorge déployée et se rit de lui.
Gwynplaine comprend combien il s’est trompé d’avoir cru pouvoir changer de situation sociale et combien il souffre d’être éloigné de Dea mais, quand il la retrouve, elle meurt de chagrin…
Dans L’Homme qui Rit, Victor Hugo a mis toute sa compassion humaine et son baroquisme romanesque au service d’une démonstration politique : sa détestation de l’aristocratie ; sa détermination en faveur des chasses populaires, des déshérités.
Le discours peut en sembler dépassé (le « Victor Hugo, hélas » d’André Gide). On peut aussi, moi et bien d’autres, revenir encore et toujours à cette vigie absolue de la conscience universelle.
Michel Sender.
[*] L’Homme qui Rit (1869) de Victor Hugo, introduction de Pierre Albouy (Club Français du Livre, 1970), édition établie et annotée par Roger Borderie [janvier 2002], collection « Folio classique », éditions Gallimard, Paris, mars 2023 ; 848 pages.
[**] L’Homme qui Rit de Victor Hugo, préface de Claude Santelli (1978), illustrations de Daniel Vierge, collection « 1000 soleils », éditions Gallimard, Paris, août 1987 ; 640 pages (relié-cartonné ; illustration de la jaquette par Philippe Fix). [Reproduit en fac-similé l’édition de la Librairie illustrée (Paris, 1876, disponible sur Gallica) avec un décalage de deux pages dans le foliotage ; « Table » fautive.]
[***] Préface de L’Homme qui Rit :
« De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon, même l’oligarchie. Le patriciat anglais, c’est le patriciat, dans le sens absolu du mot. Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace. Disons-le, cette féodalité a été utile à ses heures. C’est en Angleterre que ce phénomène, la Seigneurie, veut être étudié, de même que c’est en France qu’il faut étudier ce phénomène, la Royauté.
Le vrai titre de ce livre serait L’Aristocratie. Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé La Monarchie. Et ces deux livres, s’il est donné à l’auteur d’achever ce travail, en précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatrevingt-treize.
Hauteville House, 1869. »