"Le Roi s'amuse" et "Lucrèce Borgia" de Victor Hugo
« Le roi s’amuse et Lucrèce Borgia ne se ressemblent ni par le fond ni par la forme, et ces deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée si diverse que l’un sera peut-être un jour la principale date politique et l’autre la principale date littéraire de la vie de l’auteur. Il croit devoir le dire cependant, ces deux pièces, si différentes par le fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement accouplées dans sa pensée. L’idée qui a produit Le roi s’amuse et l’idée qui a produit Lucrèce Borgia sont nées au même moment, sur le même point du cœur. Quelle est, en effet, la pensée intime cachée sous trois ou quatre écorces concentriques dans Le roi s’amuse ? La voici. Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, à l’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus méprisé de l’édifice social ; éclairez de tous côtés, par le jour sinistre des contrastes, cette misérable créature ; et puis jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme, le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ; c’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond, voilà ce que c’est que Le roi s’amuse. Eh bien, qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime ; et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà Le roi s’amuse ; la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. » [*]
Plongé depuis plusieurs jours dans L’Homme qui Rit (1869), un livre touffu et difficile (j’en reparlerai) de Victor Hugo, je suis tombé sur la préface de Lucrèce Borgia (1833) dont tout le passage sur la difformité physique m’a fait penser bien sûr à Gwynplaine de L’Homme qui Rit mais aussi à Quasimodo de Notre-Dame de Paris (1831) ou à Gilliatt des Travailleurs de la Mer (1866).
Une constante chez Victor Hugo, à toutes les époques de sa vie. D’ailleurs Ruy Blas, dans la pièce du même nom (1838), n’est-il pas un « ver de terre amoureux d’une étoile » ? (Voir ce blog le 10 juin 2023.)
Et puis, dans Le Roi s’amuse que mentionne Victor Hugo, il y a ce vers prémonitoire (acte II, scène 1), Triboulet à propos de Saltabadil :
« Je suis l’homme qui rit, il est l’homme qui tue. »
Le Roi s’amuse, cette pièce, histoire incroyable [**], qui ne fut jouée qu’une seule fois, le 22 novembre 1832, censurée le lendemain même, sans doute à cause des vers suivants (acte III, scène 3) qui déplurent au pouvoir :
« — Au milieu des huées
Vos mères aux laquais se sont prostituées !
Vous êtes tous bâtards ! »
Mais Victor Hugo jamais ne se désespère. Il se bat, conteste l’interdiction à la Comédie-Française et file au théâtre de la Porte-Saint-Martin pour leur proposer Lucrèce Borgia, autre pièce qu’il avait écrite dans la foulée du Roi s’amuse.
Et, dans ce nouveau drame, représenté pour la première fois le 2 février 1833, un petit rôle (celui de la princesse Negroni) était interprété par une jeune actrice qui allait bouleverser sa vie, Juliette Drouet.
Michel Sender.
[*] Préface de Lucrèce Borgia (11 février 1833), dans : Victor Hugo, Lucrèce Borgia (1833), édition annotée et commentée par Cédric Corgnet, collection « Classiques & Cie », éditions Hatier, Paris, mars 2017 ; 240 pages, 3,20 €.
[**] « L’apparition de ce drame au théâtre a donné lieu à un acte ministériel inouï.
Le lendemain de la première représentation, l’auteur reçut de M. Jouslin de la Salle, directeur de la scène au Théâtre-Français, le billet suivant, dont il conserve précieusement l’original :
« Il est dix heures et demie, et je reçois à l’instant l’ordre 1 de suspendre les représentations du Roi s’amuse. C’est M. Taylor qui me communique cet ordre de la part du ministre.
Ce 23 novembre. »
Le premier mouvement de l’auteur fut de douter. L’acte était arbitraire au point d’être incroyable. »
- Le mot est souligné dans le billet écrit.
Préface du 30 novembre 1832, dans : Le Roi s’amuse, drame, par Victor Hugo, Librairie d’Eugène Renduel, Paris, 1832 ; XXIV + 184 pages (BnF Gallica ou Google Books : Bayer. Staatsbibliothek).