"La Cousine Bette" d'Honoré de Balzac
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Où la passion va-t-elle se nicher ?
Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords, cheminait, rue de l’Université, portant un gros homme de taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale.
Dans le nombre de ces Parisiens accusés d’être si spirituels, il s’en trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des goûts assez dépravés pour imaginer qu’elles seront favorablement impressionnées à l’aspect d’un bonnet à poil et par le harnais militaire.
La physionomie de ce capitaine appartenant à la deuxième légion respirait un contentement de lui-même qui faisait resplendir son teint rougeaud et sa figure passablement joufflue. À cette auréole que la richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés, on devinait l’un des élus de Paris, au moins ancien adjoint de son arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la Légion d’honneur ne manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer son regard sur les passants qui souvent, à Paris, recueillent ainsi d’agréables sourires adressés à des beaux yeux absents. » [*]
J’ai longtemps tourné autour de La Cousine Bette d’Honoré de Balzac.
D’abord parce que je voulais lire à la suite La Cousine Bette et Le Cousin Pons, les deux volets de l’ensemble Les Parens pauvres (1846-1847), ultime grande œuvre — avec les dernières parties de Splendeurs et Misères des courtisanes et de L’Envers de l’histoire contemporaine (voir ce blog le 19 juin 2020) — de Balzac.
J’en recherchais ensuite des éditions satisfaisantes (le volume coédité par Le Monde et les éditions Garnier regroupant les deux me semble trop compact [**]) et je me suis replié finalement sur la collection GF-Flammarion, remarquable par l’établissement du texte et les annotations.
Et puis, j’étais trompé par le titre même du premier livre, La Cousine Bette, car, en fait, ce personnage éponyme, même s’il s’avère bien présent, ne l’est qu’en toile de fond d’un drame familial beaucoup plus vaste.
En effet, La Cousine Bette démarre sur une longue ouverture époustouflante et théâtrale où Célestin Crevel (un ancien commis de César Birotteau) vient faire ouvertement des avances à Adeline Hulot en lui annonçant que son mari (le baron Hector Hulot d’Ervy) la trompe effrontément et dont il veut se venger car ce dernier lui a « soufflé » une de ses maîtresses.
Par ailleurs, Célestin Crevel ayant marié sa fille Célestine au fils des Hulot, Victorin Hulot, tout se ferait en famille, l’ancien parfumeur se proposant de doter leur fille Hortense pour son mariage, à condition qu’Adeline Hulot lui cède : « Je suis toqué de vous, et vous êtes ma vengeance ! » lui avoue-t-il.
Cependant, même si elle a parfaitement compris que son baron d’époux demeure un homme volage et libertin qui dilapide ses revenus, Adeline Hulot reste totalement amoureuse et dévouée à son mari quoi qu’il arrive.
Car Hector Hulot, ayant fait fortune comme fournisseur des armées napoléoniennes, avait recueilli généreusement Adeline Fischer et sa cousine Elisabeth, Lisbeth, dite aussi « Bette », toutes deux paysannes des Vosges.
Il a épousé la première mais la cousine Bette, physiquement plutôt défavorisée et ouvrière pauvre, est restée vieille fille mais, très économe, parvient à vivre correctement. Elle s’est entichée d’ailleurs d’un jeune artiste polonais, Wenceslas Steinbock, qu’elle a soutenu financièrement mais qui, en définitive, épouse Hortense Hulot.
C’est alors que Bette, depuis toujours jalouse de sa cousine Adeline, plus belle qu’elle et devenue baronne, décide de se venger en faisant se rencontrer le baron Hulot et la femme d’un employé de son ministère, Valérie Marneffe qui, très ambitieuse, va moduler ses charmes auprès de lui au gré des avancements de son mari tout en continuant à entretenir des relations avec plusieurs autres hommes : le riche Brésilien Montès de Montéjanos, le jeune Wenceslas comte Steinbock qui quittera Hortense, mais aussi le vieux Célestin Crevel que, devenue veuve, elle parviendra à épouser après avoir ruiné le baron Hulot.
Pendant ce temps, malgré tous ses calculs, la cousine Bette n’arrive à rien pour elle-même. Tous ses projets personnels (dont celui d’épouser le maréchal Hulot, frère d’Hector) ont échoué et son admiration amoureuse pour Valérie Marneffe, courtisane de haut vol, n’a semé que le désordre et la désolation dans toute sa famille…
Ainsi, La Cousine Bette, un roman-feuilleton écrit à toute allure par Honoré de Balzac pour le quotidien Le Constitutionnel, se révèle de nouveau un magnifique tableau des Scènes de la vie parisienne, également un panorama social et politique (avec ses scandales et malversations) d’une Monarchie de Juillet finissante et délétère, un véritable jeu de massacre auquel l’auteur se donne à cœur joie.
Michel Sender.
[*] La Cousine Bette (1846) d’Honoré de Balzac, présentation et dossier de Sylvain Ledda, notes, chronologie et bibliographie par Stéphanie Adjalian-Champeau, collection « GF », éditions Flammarion, Paris, mai 2015 ; 640 pages, 5,50 € (réimpression de janvier 2024 ; en couverture, illustration de Virginie Berthemet). [J’ai choisi cette édition car elle donne la division en 132 chapitres de l’édition Chlendowski dite de « Cabinet de lecture ».]
[**] Ce volume (cartonné sous coffret), coédité par Le Monde et les Classiques Garnier (Paris, octobre 2008 ; 768 pages, 9,90 €), réalisé par Boris Lyon-Caen pour l’introduction et les notes, ne manque pourtant pas de qualités et d’intérêt.
La Cousine Bette, en « Bibliothèque Lattès » (éditions Jean-Claude Lattès, Paris, septembre 1990 ; 608 pages, volume relié-cartonné sous jaquette avec quelques illustrations d’époque), respecte la division en 132 chapitres sans en donner les titres. On relève un certain nombre de coquilles (par exemple, le baron Hulot d’Ervy devient à un moment Hulot d’Évry) mais cela reste un livre très maniable et robuste (imprimé et fabriqué en Chine).