"Le Cousin Pons" d'Honoré de Balzac
« I
UN GLORIEUX DÉBRIS DE L’EMPIRE
Vers trois heures de l’après-midi, dans le mois d’octobre de l’année 1844, un homme âgé d’une soixantaine d’années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d’un boudoir. C’est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l’homme. En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d’analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage du Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire : « ― Je ne les fais point faire, je les garde ? » répondit-il. Eh bien ! il se rencontre dans le million d’acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d’un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d’un ex-ami. » [*]
Après La Cousine Bette (voir ce blog le 24 octobre 2024), j’ai donc entrepris la lecture du Cousin Pons, deuxième volet de l’ensemble Les Parents pauvres, dernière grande œuvre d’Honoré de Balzac, conçue comme un feuilleton et un diptyque, parue dans Le Constitutionnel en 1846 et 1847.
En raison du respect du chapitrage, j’avais choisi l’édition « GF » remarquablement réalisée par Gérard Gengembre puis, à cause de la mauvaise réimpression des pages, à la typographie très serrée et aux notes renvoyées en fin de volume dans des caractères minuscules, j’ai utilisé ensuite celle, plus « classique » (malheureusement sans chapitres) et plus sobre, mais excellente, du Livre de Poche due à Maurice Ménard en 1973 [**].
J’ai d’ailleurs galéré tout au long de la première partie du livre, que je trouvais fastidieuse et peu originale (toujours ces histoires de bourgeois, de mariages et d’héritages !) quand, soudainement, le cousin Pons comprend (chapitre XXV : Pons enseveli sous le gravier) que sa famille le déteste et qu’il se réfugie dans la douce chaleur de la fréquentation de son ami et compagnon de vie, Wilhem Schmucke.
Cela justifie alors pleinement un des premiers titres choisi par Balzac, Les Deux Musiciens, dans la relation très importante entre les deux hommes (tous les deux musiciens et célibataires, ils ont uni leurs solitudes), une fusion profonde décrite de façon touchante par l’auteur :
« Ils croyaient fermement que la musique, la langue du ciel, était aux idées et aux sentiments, ce que les idées et les sentiments sont à la parole, et ils conversaient à l’infini sur ce système, en se répondant l’un à l’autre par des orgies de musique pour se démontrer à eux-mêmes leurs propres convictions, à la manière des amants. »
Car le cousin Pons s’était illusionné sur l’intérêt des fréquentations mondaines (on ne le considérait en fait que comme un « pique-assiette ») et il revient, après l’avoir délaissé, vers son ami Schmucke, sincère, réconfortant et honnête, une bonne chose qui, paradoxalement, va se retourner contre lui, le mettant, avec son camarade, entre les mains de leur concierge, madame Cibot, en apparence très avenante, mais en réalité avide et calculatrice, ce qui précipitera leur chute.
Le pauvre Schmucke — que Balzac (comme il le fait systématiquement pour le banquier Nucingen) se sent obligé de le faire s’exprimer dans un très déplaisant sabir phonétique à l’accent tudesque — représente aussi le désintéressement et la fidélité absolue envers son « bonhomme Pons », qualité que démontrera à son tour envers lui Topinard, le modeste « gagiste » du théâtre où Pons et Schmucke travaillaient.
Au milieu des noirceurs de la société qui les entoure et des multiples rapaces (que l’on n’a aucune envie de nommer) qui, dès qu’ils découvriront la valeur des tableaux et des objets de la collection de Sylvain Pons, ne songeront qu’aux moyens de les en dépouiller, ces exemples de bonté simple rassurent…
Cependant, Le Cousin Pons (dont le destin ressemble à celui du Père Goriot — voir ce blog le 11 juillet 2023), comme toujours chez Balzac, détaille et décrit avant tout avec cruauté et réalisme les magouilles et forfanteries de l’(in)humaine Comédie, ce qui ne cesse de nous fasciner et de nous révolter à la fois.
Michel Sender.
[*] Le Cousin Pons (1847) d’Honoré de Balzac, préface, notes, chronologie et bibliographie par Gérard Gengembre, collection « GF », éditions Flammarion, Paris, 1993 (mise à jour en 2015) ; réimpression de mai 2021, 448 pages, 6 € (illustration de couverture : Virginie Berthemet). [Reprend la division en 77 chapitres et une Conclusion de l’édition Pétion.]
[**] Le Cousin Pons d’Honoré de Balzac, présentation et commentaires de Maurice Ménard, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris, 2e trimestre 1973 ; XVIII + 396 pages (illustrations non paginées).