"Germinie Lacerteux" d'Edmond et Jules de Goncourt

Publié le par Michel Sender

"Germinie Lacerteux" d'Edmond et Jules de Goncourt

« — Sauvée ! vous voilà donc sauvée, mademoiselle, fit avec un cri de joie la bonne qui venait de fermer la porte sur le médecin, et, se précipitant vers le lit où était couchée sa maîtresse, elle se mit, avec une frénésie de bonheur et une furie de caresses, à embrasser, par-dessus les couvertures, le pauvre corps maigre de la vieille femme, tout petit dans le lit trop grand comme un corps d'enfant.

La vieille femme lui prit silencieusement la tête dans ses deux mains, la serra contre son cœur, poussa un soupir, et laissa échapper : — Allons il faut donc vivre encore !

Ceci se passait dans une petite chambre dont la fenêtre montrait un étroit morceau de ciel coupé de trois noirs tuyaux de tôle, des lignes de toits, et au loin, entre deux maisons qui se touchaient presque, la branche sans feuilles d'un arbre qu'on ne voyait pas. » [*]

 

Reconsultant récemment La Passion Goncourt de Pierre Kyria [**] et une édition incomplète de La Femme au dix-huitième siècle [***], je me suis avisé que je connaissais mal les œuvres des frères Goncourt et j’ai eu envie de plonger pour commencer dans Germinie Lacerteux dont j’ai conservé l’exemplaire d’une ancienne collection par fascicules.

Au départ j’ai été un peu déconcerté par la construction du roman et la longue biographie (au deuxième chapitre) de Mlle de Varandeuil, entremêlée avec celle de sa bonne, Germinie Lacerteux, une fille de la campagne venue à Paris et ayant vécu de nombreuses expériences douloureuses avant d’être recueillie au domicile de sa maîtresse, une femme ayant souffert de la Révolution dans son enfance puis restée vieille fille après la mort de ses parents.

Cette femme rigoureuse (voire rigoriste) et honnête s’est finalement grandement attachée à Germinie qui la sert avec conscience et dévouement : « Entrée chez Mlle de Varandeuil, Germinie tomba dans une dévotion profonde et n’aima plus que l’église », précisent les auteurs.

Germinie a perdu coup sur coup sa sœur puis sa nièce, et est devenue ainsi en quelque sorte à son tour orpheline tout en demeurant pétrie d’amour, mais sans se confier à sa patronne.

Or, en faisant les courses, elle s’est entichée d’une crémière installée depuis peu dans le quartier, Mme Jupillon, puis de son fils, un bon à rien dépensier et profiteur dont pourtant elle tombe follement amoureuse. De cette liaison Germinie devient mère d’une petite fille qu’elle fait élever à la campagne (elle a réussi à tout cacher à Mlle de Varandeuil) mais qui meurt vers ses trois ans.

Elle dépense toutes ses économies pour que le fils Jupillon puisse acheter un commerce (qui très vite capotera) puis emprunte une grosse somme auprès des commerçants et de ses connaissances pour qu’il ne parte pas au service militaire, tandis que, dans le même temps, il la trompe ouvertement avec une de ses cousines.

Chassée par son amant, victime d’une fausse couche et poussée au désespoir, Germinie se met à boire et néglige son service même si, tenue par ses dettes, elle ne peut pas le quitter. Elle refuse pour cette raison de s’engager auprès d’un ouvrier, Médéric Gautruche, qui lui propose le mariage et de vivre avec elle.

Épuisée par toutes ces épreuves (« Déboires, mépris, chagrins, sacrifices, mort de son enfant, trahison de son amant, agonie de son amour, tout demeura en elle silencieux, étouffé, comme si elle appuyait les deux mains sur son cœur »), elle tombe gravement malade et meurt à l’hôpital. Après son décès, Mlle de Varandeuil découvre toutes les déconvenues subies par sa bonne et les ardoises qu’elle laisse derrière elle. Outrée et révoltée dans un premier temps, elle décide finalement de lui pardonner…

Dans Germinie Lacerteux les frères Goncourt ont magistralement décrit, avec minutie et empathie, la descente en enfer d’une femme du peuple courageuse et naïve. Lorsqu’on étudie ensuite leur Journal (notamment le tome deux paru en 1888 chez Charpentier pour la période 1862-1865), on apprend qu’ils n’ont fait que raconter l’histoire vraie de leur bonne, Rose, dont, après sa mort en 1862, ils se sont aperçu qu’elle avait des amants et accumulé les dettes.

Plein de détails du roman figurent dans leur Journal, Jupillon et sa mère étaient leurs voisins d’en face, le portrait de Mlle de Varandeuil celui d’une cousine. Edmond de Goncourt s’en expliquera dans une « Deuxième préface » écrite en avril 1886 pour une réédition « posthume » : « … deux ans après, mon frère et moi composions Germinie Lacerteux, étudiée et montrée par nous en service chez notre vieille cousine, Mlle de Courmont, dont nous écrivions une biographie véridique à la façon d’une biographie d'histoire moderne ».

Son ami Gustave Geffroy, dans une autre préface de 1889, le résumera ainsi de son côté : « Quand ils arrivent à la malheureuse fille, qu’ils ont connue, qu'ils ont eue pour “servante au grand cœur”, leur démonstration se fait plus pressante et plus compatissante. Eux, les aristocrates, s’expriment en socialistes. »

Cependant, à sa sortie, Germinie Lacerteux fut étrillé dans la presse (Gustave Merlet parla d’une « littérature putride » dans La France du 21 mars 1865) et seuls deux jeunes journalistes (Jules Vallès et Émile Zola) le soutinrent. Et puis, excusez du peu, deux autres grands écrivains envoyèrent des lettres enthousiastes aux auteurs : Gustave Flaubert et Victor Hugo !

Car, c’est évident et indéniable, aujourd’hui encore, Germinie Lacerteux (sans compter son influence dans l’histoire littéraire) reste tout simplement un pur chef-d’œuvre.

 

Michel Sender.

 

[*] Germinie Lacerteux (Charpentier, 1864 ; paru le 16 janvier 1865) d’Edmond et Jules de Goncourt, collection « Grands écrivains » (choisis par l’académie Goncourt), [Éditions de l’Épi], Paris, octobre 1986 ; 256 pages (volume cartonné, logo de Jean-Michel Folon).

"Germinie Lacerteux" d'Edmond et Jules de Goncourt

[**] La Passion Goncourt de Pierre Kyria, éditions France Loisirs, Paris, octobre 2003 ; 252 pages, volume cartonné sous jaquette. Excellente étude sur « Les Bichons », comme les appelait Gustave Flaubert.

"Germinie Lacerteux" d'Edmond et Jules de Goncourt

[***] La Femme au dix-huitième siècle (La Société, l’Amour et le Mariage) d’Edmond et Jules de Goncourt, collection « Toute l’Histoire », éditions Flammarion, Paris, novembre 1938 ; 160 pages. Malheureusement, ne donne que les cinq premiers chapitres du livre paru en 1862 chez Firmin-Didot puis revu et augmentée en 1877 et 1882 chez Charpentier.

Publié dans Littérature

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