"Histoire d'un merle blanc" d'Alfred de Musset

Publié le par Michel Sender

"Histoire d'un merle blanc" d'Alfred de Musset

« Qu’il est glorieux, mais qu’il est pénible d’être en ce monde un merle exceptionnel ! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m’a décrit. Mais, hélas ! je suis extrêmement rare et très difficile à trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible !

Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre d’années, au fond d’un vieux jardin retiré du Marais. C’était un ménage exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, malgré son grand âge, picorait autour d’elle toute la journée, lui apportant de beaux insectes qu’il saisissait délicatement par le bout de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d’une chanson qui réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre nuage n’avait troublé cette douce union.

À peine fus-je venu au monde, que, pour la première fois de sa vie, mon père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse encore que d’un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, ni la tournure de sa nombreuse postérité.

— Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de travers ; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous les plâtras et tous les tas de boue qu’il rencontre, pour être toujours si laid et si crotté.

— Eh ! mon Dieu, mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas que c’est de son âge ? Et vous-même, dans votre jeune temps, n’avez-vous pas été un charmant vaurien ? Laissez grandir notre merlichon, et vous verrez comme il sera beau ; il est des mieux que j’aie pondus.

Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s’y trompait pas ; elle voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité ; mais elle faisait comme toutes les mères qui s’attachent souvent à leurs enfants, par cela même qu’ils sont maltraités de la nature, comme si la faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d’avance l’injustice du sort qui doit les frapper.

Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me voyant grelotter presque nu dans un coin ; mais dès que mes pauvres ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume blanche qu’il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je craignis qu’il ne me plumât pour le reste de mes jours ! Hélas ! je n’avais pas de miroir ; j’ignorais le sujet de cette fureur, et je me demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si barbare. » [*]

 

En étudiant Le Vilain Petit Canard de Hans Christian Andersen (voir ce blog le 13 décembre 2024), j’ai découvert que certains chercheurs pensaient qu’Andersen, pour ce texte, s’était inspiré de l’Histoire d’un merle blanc d’Alfred de Musset.

Certes, Histoire d’un merle blanc est parue pour la première fois dans le Journal des Débats des 14 et 15 octobre 1842 ainsi que dans le très célèbre album Vie privée et vie publique des animaux, magnifiquement illustré par Grandville, publié la même année chez Hetzel, tandis que, dans le même temps, au Danemark, Andersen, durant l’été 1842, en juillet (son journal en témoigne), commença à imaginer puis à écrire ce qui allait devenir Le Vilain Petit Canard.

Les thèmes (éloge de la différence, singularité des poètes) des deux contes se ressemblent mais celui d’Alfred de Musset demeure très parisien et plein d’allusions contemporaines sous couvert des animaux, d’ailleurs habillés comme des humains dans les vignettes de Grandville.

En effet, à la découverte de ce conte, le lecteur un peu avisé devine des clés, des allusions cachées, des clins d’œil : par exemple, « le grand poète Kacatogan » fait penser à Victor Hugo et « la merlette lettrée », bien sûr, s'apparente à George Sand.

Mais, en général, il n’y a rien de méchant dans le texte (« La nuit, pensais-je, tous les oiseaux sont gris ») et Alfred de Musset revendique également la spécificité, voire le génie, du merle blanc :

« En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement grognon et insupportable. »

En fait, le merle blanc d’Alfred de Musset ne partage pas du tout les affres d’un vilain petit canard, bien au contraire, et il le dit dès le commencement :

« Qu’il est glorieux, mais qu’il est pénible d’être en ce monde un merle exceptionnel ! »

Alfred de Musset s’est beaucoup amusé, allant jusqu’à détourner les derniers vers d’Alceste dans Le Misanthrope de Molière :

« Je pris mon courage à deux pattes, je résolus de quitter le monde, d’abandonner la carrière des lettres, de fuir dans un désert, s’il était possible, d’éviter à jamais l’aspect d’une créature vivante, et de chercher, comme Alceste,

… un endroit écarté,

Où d’être un merle blanc on eût la liberté ! »

 

Michel Sender.

 

[*] Histoire d’un merle blanc (1842), dans : Alfred de Musset, Contes, La Renaissance du livre, Jean Gillequin & Cie, Éditeurs, Paris, sans date [1909] ; 216 pages (exemplaire relié cartonné). Disponible sur Google Books (Biblioteca de Catalunya).

Illustration de Jean Adrien Mercier (DR)

Illustration de Jean Adrien Mercier (DR)

Par association d’idées, je ne résiste pas à vous donner le passage du « Pélican » (autre allégorie du poète) dans La Nuit de Mai (1835) d’Alfred de Musset :

« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.

Lorsque le pélican lassé d'un long voyage,

Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,

Ses petits affamés courent sur le rivage,

En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.

Déjà, croyant saisir et partager leur proie,

Ils courent à leur père avec des cris de joie,

En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.

Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,

De son aile pendante abritant sa couvée,

Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.

Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;

En vain il a des mers fouillé la profondeur :

L'Océan était vide, et la plage déserte ;

Pour toute nourriture il apporte son cœur.

Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,

Partageant à ses fils ses entrailles de père,

Dans son amour sublime il berce sa douleur,

Et, regardant couler sa sanglante mamelle,

Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,

Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.

Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,

Fatigué de mourir dans un trop long supplice,

Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;

Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,

Et se frappant le cœur avec un cri sauvage,

Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,

Que les oiseaux des mers désertent le rivage,

Et que le voyageur attardé sur la plage,

Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.

Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.

Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;

Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes

Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.

Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,

De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,

Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.

Leurs déclamations sont comme des épées :

Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,

Mais il y pend toujours quelque goutte de sang. »

(Extrait de La Nuit de Mai, pages 63-64, dans : Alfred de Musset, Poésies nouvelles, 1833-1852, « Œuvres complètes illustrées », Librairie de France, Paris, 1928 (BnF Gallica).

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article