"La Petite Fille aux allumettes" de Hans Christian Andersen

Publié le par Michel Sender

Vignette de Bertall

Vignette de Bertall

« LA PETITE FILLE ET LES ALLUMETTES

 

Comme il faisait froid ! La neige tombait et la nuit n’était pas loin ; c’était le dernier soir de l’année, la veille du jour de l’an. Au milieu de ce froid et de cette obscurité, une pauvre petite fille passa dans la rue, la tête et les pieds nus. Elle avait, il est vrai, des pantoufles en quittant la maison, mais elles ne lui avaient pas servi longtemps : c’étaient de grandes pantoufles que sa mère avait déjà usées, si grandes que la petite les perdit en se pressant de traverser la rue entre deux voitures. L’une fut réellement perdue ; quant à l’autre, un gamin l’emporta avec l’intention d’en faire un berceau pour son petit enfant, quand le ciel lui en donnerait un.

La petite fille cheminait avec ses petits pieds nus, qui étaient rouges et bleus de froid ; elle avait dans son vieux tablier une grande quantité d’allumettes, et elle en portait à la main un paquet. C’était pour elle une journée mauvaise ; pas d’acheteurs, donc pas le moindre sou. Elle avait bien faim et bien froid, bien misérable mine. Pauvre petite ! Les flocons de neige tombaient dans ses longs cheveux blonds, si gentiment bouclés autour de son cou ; mais songeait-elle seulement à ses cheveux bouclés ? Les lumières brillaient aux fenêtres, le fumet des rôtis s’exhalait dans la rue, c’était la veille du jour de l’an : voilà à quoi elle songeait.

Elle s’assit et s’affaissa sur elle-même dans un coin, entre deux maisons. Le froid la saisit de plus en plus, mais elle n’osait pas retourner chez elle : elle rapportait ses allumettes et pas la plus petite pièce de monnaie. Son père la battrait ; et, du reste, chez elle, est-ce qu’il n’y faisait pas froid aussi ? Ils logeaient sous le toit, et le vent soufflait au travers, quoique les plus grandes fentes eussent été bouchées avec de la paille et des chiffons. Ses petites mains étaient presque mortes de froid. Hélas ! qu’une petite allumette leur ferait de bien ! Si elle osait en tirer une seule du paquet, la frotter sur le mur et réchauffer ses doigts ! Elle en tira une : ritch ! comme elle éclata ! comme elle brûla ! C’était une flamme chaude et claire comme une petite chandelle, quand elle la couvrit de sa main. Quelle lumière bizarre ! Il semblait à la petite fille qu’elle était assise devant un grand poêle de fer orné de boules et surmonté d’un couvercle en cuivre luisant. Le feu y brûlait si magnifique, il chauffait si bien ! Mais qu’y a-t-il donc ? La petite étendait déjà ses pieds pour les chauffer aussi ; la flamme s’éteignit, le poêle disparut : elle était assise, un petit bout de l’allumette brûlée à la main.

Elle en frotta une seconde, qui brûla, qui brilla, et, là où la lueur tomba sur le mur, il devint transparent comme une gaze. La petite pouvait voir jusque dans une chambre où la table était couverte d’une nappe blanche, éblouissante de fines porcelaines, et sur laquelle une oie rôtie, farcie de pruneaux et de pommes, fumait avec un parfum délicieux. O surprise, ô bonheur ! Tout à coup l’oie sauta de son plat et roula sur le plancher, la fourchette et le couteau dans le dos, jusqu’à la pauvre fille. L’allumette s’éteignit : elle n’avait devant elle que le mur épais et froid.

En voilà une troisième allumée. Aussitôt elle se vit assise sous un magnifique arbre de Noël ; il était plus riche et plus grand encore que celui qu’elle avait vu, à la Noël dernière, à travers la porte vitrée, chez le riche marchand. Mille chandelles brûlaient sur les branches vertes, et des images de toutes couleurs, comme celles qui ornent les fenêtres des magasins, semblaient lui sourire. La petite éleva les deux mains : l’allumette s’éteignit ; toutes les chandelles de Noël montaient, montaient, et elle s’aperçut alors que ce n’était que les étoiles. Une d’elles tomba et traça une longue raie de feu dans le ciel.

« C’est quelqu’un qui meurt, » se dit la petite ; car sa vieille grand’mère, qui seule avait été bonne pour elle, mais qui n’était plus, lui répétait souvent : « Lorsqu’une étoile tombe, c’est qu’une âme monte à Dieu. »

Elle frotta encore une allumette sur le mur : il se fit une grande lumière au milieu de laquelle était la grand’mère debout, avec un air si doux, si radieux !

« Grand’mère, s’écria la petite, emmène-moi. Lorsque l’allumette s’éteindra, je sais que tu n’y seras plus. Tu disparaîtras comme le poêle de fer, comme l’oie rôtie, comme le bel arbre de Noël. »

Elle frotta promptement le reste du paquet, car elle tenait à garder sa grand’mère, et les allumettes répandirent un éclat plus vif que celui du jour. Jamais la grand’mère n’avait été si grande ni si belle. Elle prit la petite fille sur son bras, et toutes les deux s’envolèrent joyeuses au milieu de ce rayonnement, si haut, si haut, qu’il n’y avait plus ni froid, ni faim, ni angoisse, elles étaient chez Dieu.

Mais dans le coin, entre les deux maisons, était assise, quand vint la froide matinée, la petite fille, les joues toutes rouges, le sourire sur la bouche…. morte, morte de froid, le dernier soir de l’année. Le jour de l’an se leva sur le petit cadavre assis là avec les allumettes, dont un paquet avait été presque tout brûlé. « Elle a voulu se chauffer ? » dit quelqu’un. Tout le monde ignora les belles choses qu’elle avait vues, et au milieu de quelle splendeur elle était entrée avec sa vieille grand’mère dans la nouvelle année. » [*]

 

HANS CHRISTIAN ANDERSEN

 

Ayant trouvé récemment une nouvelle édition de Contes d’Andersen, traduits par André Canaux chez Mame dans les années 1930 (souvent une adaptation du texte original), j’étais intrigué par le titre de La Petite Marchande d’allumettes, un titre utilisé par Étienne Avenard ou V. Caralp (avec une variante : La Pauvre Marchande d’allumettes) et souvent repris, notamment par Jean Renoir.

Pourtant, la traduction du titre original correspond plus à La Petite Fille aux allumettes, version utilisée par Ernest Grégoire et Louis Moland, Paul Leyssac ou P. G. La Chesnais, ainsi que par David Soldi avec la différence de : La Petite Fille et les allumettes.

Comme le conte n’est pas long, j’avais l’intention d’utiliser la traduction de P. G. La Chesnais (tome 2 de l’intégrale, au Mercure de France), mais il y avait plusieurs variantes entre le texte de l’édition originale de 1938 (disponible sur Gallica) et celui des rééditions plus récentes.

Dans le doute, j’ai préféré revenir (comme pour La Bergère et le Ramoneur, voir ce blog le 12 mars 2024) à la version de David Soldi, ancienne mais toujours excellente, remarquable.

Et puis, l’on approche de Noël et du Nouvel An : La Petite Fille aux allumettes d’Andersen reste un conte exceptionnel, une référence majeure.

 

Michel Sender.

 

[*] La Petite Fille et les allumettes (Den Lille Pige med Svovlstikkerne, 1845) de Hans Christian Andersen, traduit du danois par David Soldi, dans : Contes d’Andersen traduits du danois par D. Soldi, avec une notice biographique de Xavier Marmier et 40 vignettes par Bertall, Librairie de Louis Hachette, Paris, 1856 (Google Books, exemplaire de la Biblioteca Ateneu Barcelonès).

"La Petite Fille aux allumettes" de Hans Christian Andersen

Une des couvertures de la traduction de Contes d’Andersen par André Canaux chez Mame, illustrés par E. Dot (1930 ; réimpression de 1947).

Publié dans Littérature

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