Le livre de Leonid Tsypkin

Publié le par SENDER




C’était un train de jour, mais on était en hiver, en plein hiver, fin décembre, et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s’était donc mis à faire sombre très tôt – seules surgissaient les lumières des gares au sortir de Moscou, fuyantes, comme emportées en arrière par une invisible main ; des petites gares sous la neige où les réverbères passaient comme une traînée de feu ; les gares filaient dans un grondement sourd, on aurait dit que le train roulait sur un pont, le bruit était atténué par les doubles vitres, troubles, à demi couvertes de givre, mais les lumières les traversaient quand même et traçaient leur ruban de feu ; plus loin on devinait d’immenses étendues de neige, le wagon tanguait, aux deux extrémités surtout, et quand dehors il fit tout à fait noir et qu’il ne demeura que la blancheur diffuse de la neige, quand les datchas des environs de Moscou disparurent et que dans la fenêtre courut en même temps que moi le reflet du wagon avec ses voyageurs assis et ses plafonniers éclairés, j’attrapai ma valise dans le filet au-dessus de moi et en sortis un bouquin que j’avais déjà commencé à Moscou et pris pour lire dans le train de Leningrad ; je l’ouvris à l’endroit marqué par un signet décoré d’idéogrammes chinois et d’un élégant motif – ce livre, je l’avais emprunté à ma tante, sa bibliothèque était très fournie, je n’avais pas vraiment l’intention de le lui rendre ; je l’avais donné à relier, parce qu’il était en mauvais état, tout effrité ; le relieur avait rogné les pages pour les égaliser et les avait enfermées dans une couverture rigide sur laquelle il avait collé la page de titre –, c’était le Journal d’Anna Dostoïevski, paru dans une de ces publications libérales encore pensables à l’époque – Vekhi, Novaïa Jizn ou quelque chose de ce genre – avec l’indication des dates dans l’ancien et le nouveau style, des mots et des phrases entières en français ou en allemand sans la traduction, des « Mme » accolés partout avec une application d’écolière : c’était la mise au net des notes prises en sténo par Anna, à l’étranger, l’été qui suivit son mariage.

Leonid Tsypkin

(Un été à Baden-Baden [Leto v Badene, 1981], édition établie par Andreï Oustinov,

traduit du russe par Bernadette du Crest, préfacé par Susan Sontag (2001),

Christian Bourgois éditeur, Paris, février 2003)

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article