Eluard, comme un peu de soleil dans l'eau froide

VIVRE ICI
Quand je l’ai vue, je l’ai perdue
La trace d’une hermine sur les vitres givrées.
Une étoile, à peine une étoile, la lumière,
Ses ongles sur le marbre éveillé de la nuit.
Je ne parle plus pour personne,
Le jour et la nuit se mêlent si bien dans la chevelure,
Sous mon regard, sous ses cheveux elle se fane,
Être vertueux, c’est être seul.
Inconnue, elle était ma forme préférée,
Je n’avais pas le souci d’être un homme,
Et, vain, je m’étonne d’avoir eu à subir
Mon désir comme un peu de soleil dans l’eau froide.
Paul Éluard
Ayant acheté récemment la dernière réédition de l’ouvrage Le Poète et son ombre [1] de Paul Éluard (1895-1952) réalisé par Robert D. Valette en 1963 (à l’époque, il avait proposé, avec de nombreuses illustrations, un choix de textes inédits ou non recueillis en volume), j’ai tout de suite été retenu par ce poème dont le dernier vers contient la fameuse expression Un peu de soleil dans l’eau froide popularisée par le roman de Françoise Sagan paru en 1969 chez Flammarion puis adapté au cinéma en 1971 par Jean-Claude Carrière et Jacques Deray à la réalisation.
Vivre ici (il y a plusieurs poèmes intitulés Pour vivre ici écrits par Éluard - notamment dans les Premiers poèmes de 1918 -, avec d’autres variantes) fut publié dans le numéro 7 * du 15 juin 1926 de La Révolution surréaliste mais, comme le rappelle Robert D. Valette, il n’en subsista qu’un seul quatrain dans Capitale de la douleur la même année chez Gallimard :
Inconnue, elle était ma forme préférée,
Celle qui m’enlevait le souci d’être un homme,
Et je la vois et je la perds et je subis
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l’eau froide.
En 1918, Éluard avait écrit à la fin de Pour vivre ici :
Le soir vient, sans voix, sans rien.
Je reste là, me cherchant un désir, un plaisir ;
Et, vain, je n’ai qu’à m’étonner d’avoir eu à subir
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l’eau froide.
On devine, avec cet exemple, combien épuisant demeure le travail des éditeurs sur l’œuvre des écrivains. Pour ma part, je reste rêveur devant ces trois versions de douleur, de désir ou de plaisir – mais toujours comme un peu de soleil dans l’eau froide !
Michel Sender.
[1] Le Poète et son ombre (Prose 1920-1952) de Paul Éluard, textes présentés et annotés par Robert D. Valette, éditions Seghers (première édition : 1963), Paris, novembre 2008 ; 256 p., 24 €. www.laffont.fr