La paranoïa de Philip K. Dick
Je ne m’intéresse à la science-fiction (pas plus qu’au roman policier) que dans la mesure où la qualité littéraire ou l’intérêt général en dépassent le genre particulier.
Une parution récente, en collection bilingue, de deux nouvelles, Rapport minoritaire suivi de Souvenirs à vendre [*], de Philip K. Dick (1928-1982), m’a permis de plonger dans des abysses de réflexions interrogatives et inquiétantes.
En effet, ces deux nouvelles, très célèbres par leurs adaptations cinématographiques (Minority Report de Steven Spielberg et Total Recall de Paul Verhoeven qu’analyse pour nous Sébastien Guillot dans sa préface), jouent sur les ressorts du cerveau, de la mémoire et de la psychologie cognitive, ce qui file une trouille paradoxale !
Rapport minoritaire (The Minority Report, nouvelle parue dans Fantastic Universe de janvier 1956 puis reprise dans le recueil The Variable Man and Others Stories, Ace Books, New York, en 1957) est typiquement l’histoire « sécuritaire » pré ou post-Sarkozy, comme on veut, qui fait froid dans le dos !
Dans une époque indéterminée (en tout cas bien après Big Brother), John Allison Anderton a créé l’agence gouvernementale Précrime (The Precrime Agency) qui, grâce à de multiples ordinateurs et à la collaboration de trois mutants précogs (the precog mutants, des êtres bizarroïdes et simiesques qui prédisent l’avenir par précognition), prévoit les crimes avant qu’ils aient lieu...
La plupart des assassinats (sauf cas exceptionnel) sont ainsi évités. « L’inconvénient fondamental, du point de vue juridique », précise tout de même Anderton, c’est qu’ils arrêtent « des individus qui n’ont nullement enfreint la loi » : « Donc, l’acte criminel proprement dit ne relève strictement que de la métaphysique », même s’ils ont « un camp de détention peuplé de criminels potentiels ».
Or, le jour où un jeune homme, Ed Witwer, arrive à l’agence pour prendre sa suite, le nom d’Anderton himself sort de l’ordinateur comme devant trucider un haut responsable de l’armée ! Anderson subodore un complot pour l’abattre mais, victime de sa propre invention, il prend la fuite et se retrouve confronté à la logique terrifiante de son système.
En effet, la plupart de ses mutants annoncent le crime mais, immédiatement, un rapport minoritaire analyse que, le sachant, il ne peut pas le commettre – ce qui veut dire que la majorité de ses singes se trompent et, donc, que lui et son invention sont foutus... Comment va-t-il s’en sortir ?
Autre dilemme dans Souvenirs à vendre (We Can Remember It for You Wholesale, parue dans The Magazine of Fantasy & Science Fiction d’avril 1966, reprise dans The Preserving Machine, Ace Books, New York, 1969, nouvelle aussi traduite en français sous les titres De mémoire d’homme ou Souvenirs garantis, prix raisonnables) où un type, Douglas Quail, veut se faire implanter dans la mémoire (par la société Mémoire S. A., Rekal Incorporated) le souvenir d’un voyage sur Mars qu’il a toujours désiré mais n’a jamais pu faire...
Et, of course, au moment de lui administrer la dose, les responsables de MémoiRe (not rekal but recall, Mémoire-Re) s’aperçoivent que le souvenir d’un vrai voyage sur Mars qu’il a déjà effectué en tant qu’agent secret lui a été précédemment effacé du cerveau pour des raisons évidentes d’intelligence... Damned !
On prétend que Philip Kindred Dick fut assez tourmenté, voire paranoïaque, une grande partie de sa vie – c’est pas étonnant !
Michel Sender.
[*] Rapport minoritaire/Minority Report suivi de Souvenirs à vendre/We Can Remember It for You Wholesale de Philip K. Dick, traductions de l’américain revues et harmonisées par Hélène Collon, préface de Sébastien Guillot, collection « Folio bilingue », éditions Gallimard, Paris, juin 2009 ; 272 pages, catégorie F11 [8,60 €].