L'affaire Kravtchenko par Nina Berberova
Anniversaire oblige (le procès contre Les Lettres françaises s’ouvrit en janvier 1949 et l’appel fut jugé en novembre-décembre de la même année), on reparle de L’Affaire Kravtchenko [*] dont les éditions Actes Sud ont la bonne idée de rééditer dans leur collection de poche « Babel » le livre que Nina Berberova lui avait consacré.
Inutile de présenter ici Nina Berberova (1901-1993), extraordinaire nouvelliste et essayiste d’origine russe dont les œuvres, à partir de L’Accompagnatrice, furent redécouvertes en France (où pourtant elle vécut longtemps avant de résider aux États-Unis) grâce à la traductrice Lydia Chweitzer et aux éditions Actes Sud.
Ses Mémoires, publiés en France sous le titre C’est moi qui souligne (Kursiv moï, paru en anglais dès 1969 sous le titre The Italics are mine), restent un incomparable témoignage sur la poésie russe de l’après-révolution et la vie culturelle de l’émigration blanche.
En 1949, Nina Berberova, qui écrivait dans Rousskaïa Mysl (La Pensée russe), suivit de bout en bout, pour cet hebdomadaire publié à Paris directement en langue russe, le procès en diffamation que Victor Kravtchenko, l’auteur de J’ai choisi la liberté paru en 1947 aux éditions SELF [**], avait intenté aux Lettres françaises.
Elle en fit un compte rendu minutieux et détaillé (« Hormis l’auteur de ces lignes, aucun représentant de la presse russe anticommuniste ne s’était déplacé », précise-t-elle dans sa présentation) qui, soixante ans après, permet de se replacer dans le contexte et l’ambiance de cette affaire.
En fait, dès la publication de son livre en France, Victor Kravtchenko a été vivement attaqué et diffamé (grosso modo, en plus d’être un ivrogne, on l’accusait d’être un traître à sa patrie, de ne pas avoir écrit lui-même son livre et de mentir sur la réalité soviétique) dans l’hebdomadaire communiste français Les Lettres françaises, d’abord dans un article signé « Sim Thomas » (un pseudonyme non identifié) puis par l’écrivain André Wurmser qui, accompagné de Claude Morgan, directeur de la publication, se retrouve sur le banc des accusés.
Kravtchenko, de son côté, a décidé de se défendre personnellement (il aura fort à faire car on lui opposera y compris le témoignage à charge de son ex-femme restée en URSS !) et de faire venir d’anciens condamnés ou « personnes déplacées » pour témoigner de l’existence des camps de concentration en Union soviétique.
Ce procès, devenu « l’Affaire Kravtchenko », est, dans un climat de guerre froide idéologique, d’un côté celui de la dénonciation du stalinisme totalitaire, de l’autre celui de la défense et illustration de la patrie du communisme rayonnant !
Au regard de l’Histoire, les moyens de défense des communistes français, totalement inféodés au système soviétique et acritiques mais qui se drapent dans leur qualité d’anciens résistants et sont soutenus par de multiples intellectuels connus, sont de piètres et minables palinodies, et, Victor Kravtchenko, très isolé malgré son succès public, parvient néanmoins à faire comprendre la tragique réalité des procès de Moscou et du goulag.
De ce point de vue, le témoignage (elle le renouvellera quelques mois plus tard en défense de David Rousset) très digne de Margarete Buber-Neumann, militante communiste allemande déportée en Sibérie puis livrée à la Gestapo et internée à Ravensbrück, reste particulièrement marquant.
Au final, Victor Kravtchenko (même si on devine que son livre a été rewrité) gagnera le procès (il n’obtiendra cependant, après appel, qu’un franc symbolique de dédommagement) mais les tribunaux refuseront, par deux fois, de se prononcer sur la vérité des camps soviétiques !
Michel Sender.
[*] L’Affaire Kravtchenko (Protsess V. A. Kravtchenki) de Nina Berberova, traduit du russe par Irène et André Markowicz (première publication : éditions Actes Sud, Arles, 1990), collection « Babel », éditions Actes Sud, Arles, septembre 2009 ; 320 pages, 8,50 €. www.actes-sud.fr
[**] En 1948, les éditions SELF, très marquées par leurs orientations maurrassiennes, publièrent également le livre de Jan Karski : Mon témoignage devant le monde (Histoire d’un État secret). Du fait d’un roman de Yannick Haenel chez Gallimard, on reparle beaucoup de Jan Karski ces temps-ci : son livre a été intégralement réédité, totalement revu et remarquablement annoté par Céline Gervais et Jean-Louis Panné, aux éditions Point de Mire (4, rue Chauveau-Lagarde, 75008 Paris), en septembre 2004 (504 pages, 26 €).