"L'Ombre de ce que nous avons été" de Luis Sepulveda
« Non. Ils n’étaient plus la jeune garde. La jeunesse s’était éparpillée en cent lieux différents, partie en lambeaux sous les coups de gégène des interrogatoires, ensevelie dans les fosses secrètes qu’on découvrait peu à peu, partie en années de prison, dans des chambres étranges de pays plus étranges encore, en retours homériques vers nulle part, et il n’en restait que des chants révolutionnaires mais plus personne ne les chantait car les maîtres du présent avaient décidé qu’il n’y avait jamais eu au Chili de jeunes comme eux, qu’on n’avait jamais chanté La Jeune Garde et que les lèvres des jeunes filles communistes n’avaient jamais eu la saveur de l’avenir. »
Avec L’Ombre de ce que nous avons été [*], Luis Sepúlveda nous brosse en quelque sorte le Nous nous sommes tant aimés ou La Nostalgie n’est plus ce qu’elle était du Chili, mais dans un roman qui mêle désenchantement politique et intrigue policière dérisoire.
« Je suis l’ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu’il y aura de la lumière », ajoute d’ailleurs un des protagonistes de ce livre gigogne.
Tout tourne en fait autour de réfugiés politiques chiliens revenus au pays et qui, privés par un stupide accident du concours du « spécialiste », un vétéran mythique des luttes anarchistes qui devait les accompagner, vont tenter malgré tout le dernier grand coup qu’il avait imaginé.
À eux trois, nos compères résument le parcours de nombreux militants de la période de l’Unité populaire au Chili (et Luis Sepúlveda l’évoque à la fois avec émotion et beaucoup d’humour) qui vivent encore dans le passé et ne retrouvent pas leurs repères dans la société contemporaine.
Mais, au mobile d’une aventure incertaine, Luis Sepúlveda (qui veut surtout ne jamais nous ennuyer) glisse de multiples histoires désopilantes dont lui seul a le secret. Il parvient ainsi à nous passionner et à nous emporter, par petits chapitres progressifs, vers une issue, sinon réjouissante, du moins positive et ouverte…
C’est écrit avec beaucoup de verve et de vitalité – du grand art !
Michel Sender.
[*] L’Ombre de ce que nous avons été (La sombra de lo que fuimos, Editorial Espasa Calpe, Madrid, avril 2009) de Luis Sepúlveda, traduit par Bertille Hausberg, collection « Bibliothèque hispano-américaine », éditions Métailié, Paris, janvier 2010 ; 160 pages, 17 euros. www.editions-metailie.com
La couverture espagnole de L’Ombre de ce que nous avons été évoque une faucille et un marteau dissous dans le café. La couverture française, avec un angle d’électrophone à la marque bien visible, évoque, au militant lyonnais que je suis, les derniers sursauts (après Lip et d’autres) des ouvriers de l’usine Teppaz de Craponne dans le Rhône des années soixante-dix…