Les pages immortelles d'Arnold et Stefan Zweig

Publié le par Michel Sender

Agnès Humbert Notre guerre

 

« Paris, le 7 août 1940.

 

J’avais vu au début de juin, à la devanture d’une librairie avenue Kleber, un nouvel ouvrage de Stefan Zweig, Spinoza. J’ai couru l’acheter aujourd’hui. Le livre n’est pas en devanture, et la libraire me confie qu’elle n’a plus le droit de le vendre. Devant mon insistance, elle finit par m’avouer que les volumes de Zweig sont rangés dans son arrière-boutique et, après m’avoir fait promettre la discrétion, elle consent enfin à m’en céder un exemplaire. Il paraît que la liste des livres prohibés est déjà dressée, et que ces livres seront détruits. »

 

Je me félicite – et, à l’occasion des soixante-dix ans de l’appel du 18 juin, cette lecture est très éclairante – de la réédition en collection de poche de Notre guerre [*] d’Agnès Humbert, un « classique » parmi les témoignages sur la Résistance.

 

Paru dès 1946 chez Émile-Paul [**], ce livre n’a été réédité qu’en 2004 chez Tallandier alors qu’il donne les souvenirs de guerre d’une femme qui fut une des premières résistantes françaises.

 

En effet, Agnès Humbert (1896-1963), historienne d’art et spécialiste des traditions populaires (et par ailleurs la mère de Pierre Sabbagh, futur célèbre présentateur de télévision) participa, dès les premiers jours d’août 1940, à ce qui allait devenir le réseau du musée de l’Homme avec Boris Vildé, Anatole Lewitski et Yvonne Oddon ainsi qu’à la publication du journal Résistance avec Jean Cassou, Marcel Abraham, Claude Aveline ou Pierre Brossolette.

 

Arrêtée en avril 1941, Agnès Humbert croise avant son exécution Honoré d’Estienne d’Orves (appelé « Jean-Pierre ») à la prison du Cherche-Midi. Transférée ensuite à la Santé puis à Fresnes (les hommes du réseau seront fusillés le 23 février 1942 au Mont-Valérien), elle sera déportée en Allemagne dans différents camps de travail et ne rentrera en France qu’en 1945…

 

Lisant ce remarquable témoignage, je me suis arrêté en cours de route, pour y revenir ici, sur le passage parlant d’un livre de Stefan Zweig sur Spinoza.

 

Ayant réétudié récemment (voir ce blog le 9 juin 2010) les œuvres de Stefan Zweig, je ne lui connaissais pas d’ouvrage consacré à Spinoza et, très vite, je me suis aperçu qu’Agnès Humbert faisait sans doute référence aux Pages immortelles de Spinoza, une anthologie parue chez Corrêa en 1940 et due en fait à Arnold Zweig (1887-1968), écrivain allemand que l’on confondait déjà à l’époque avec son homonyme et contemporain Stefan Zweig (1881-1942), pour sa part d’origine autrichienne et n’ayant aucun lien familial avec lui.

 

En revanche, dans la même collection, Stefan Zweig avait publié en 1939 Les Pages immortelles de Tolstoï, un livre qui, comme celui d’Arnold Zweig, figura sur la Liste Otto des Ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les autorités allemandes de septembre 1940.

 

Autre « coïncidence », figurent également sur la Liste Otto de septembre 1940 deux autres titres des Pages immortelles des éditions Corrêa : Les Pages immortelles de Nietzsche par Heinrich Mann et celles de Schopenhauer par Thomas Mann, tous deux parus en 1939. (Heinrich Mann, beaucoup moins connu aujourd’hui, était le frère aîné de Thomas Mann.)

 

Autant qu’il semble, les Pages immortelles de Tolstoï, Nietzsche ou Schopenhauer, interdites ou retirées de la vente, n’ont jamais été refaites alors que, curieusement, les bibliographies (notamment BNF-Opale qui ignore totalement d’ailleurs l’ouvrage d’Arnold Zweig) signalent, en 1940, des Pages immortelles de Spinoza, « choisies et expliquées » par Gonzague Truc.

 

Ne disposant d’aucune de ces publications, je suis incapable de dire si le livre attribué – la même année sur le même sujet dans la même collection et chez le même éditeur – à Gonzague Truc (1877-1972), critique littéraire maurrassien dont on connaît surtout l’édition des Mémoires de Saint-Simon dans la Pléiade ou les travaux sur Racine, diffère de celui d’Arnold Zweig !

 

Michel Sender.

 

[*] Notre guerre (Journal de Résistance 1940-1945) d’Agnès Humbert, préface d’Antoine Sabbagh, éditions Points, Paris, mai 2010 ; 352 pages, 7,20 €.

 

[**] Pendant la guerre, les résistants du groupe, se réunissant chez l’éditeur du Grand Meaulnes, s’intitulaient eux-mêmes « Cercle Alain-Fournier ».

 

 Arnold Zweig Spinoza

 

Une photographie du livre d’Arnold Zweig, trouvée sur eBay (« édition originale du 15 mars 1940 »), comporte des « cachets de la bibliothèque de l’ambassade d’Allemagne de l’époque ». (Je n’ai pas trouvé de cliché du livre de Gonzague Truc.)

 

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
T
<br /> Il me semble que tu approches une question qui n'est pas près d'être épuisée : a-t'on bien retrouvé tous les livres interdits et/ou détruits par les nazis ? La recherche nous réserve peut-être<br /> encore quelques bonnes surprises.<br /> <br /> <br />
Répondre