"Mes prix littéraires" de Thomas Bernhard
« Pour l’attribution du prix Grillparzer de l’Académie des sciences de Vienne il fallait que je m’achète un costume, car j’ai soudainement pris conscience, deux heures avant la remise solennelle, que je ne pouvais décemment me présenter habillé d’un pull et d’un simple pantalon à cette cérémonie indubitablement extraordinaire, et j’avais donc bel et bien décidé, alors que je me trouvais sur le Graben en plein centre de Vienne, de rejoindre l’artère commerçante du Kohlmarkt et de m’habiller avec la solennité appropriée ; à cet effet, je me rendis au magasin de vêtements pour hommes que je connaissais déjà fort bien pour y avoir acheté plusieurs paires de chaussettes, et qui portait le nom tout à fait significatif de Sir Anthony ; si je me souviens bien, il était dix heures moins le quart lorsque je pénétrai dans la boutique Sir Anthony, la remise du prix Grillparzer était prévue pour onze heures, il me restait donc un bon bout de temps. »
Cette première phrase (d’une seule traite, que je ne pouvais pas décemment couper) de Mes prix littéraires [*] nous plonge tout de suite dans l’ambiance de ce livre extraordinaire de Thomas Bernhard (1931-1989) publié l’an passé en Allemagne.
D’ailleurs, immédiatement après avoir acheté son costume, Thomas Bernhard retrouve au restaurant la femme qu’il appelle sa « tante » (très présente dans les textes de ce recueil) – en fait Hedwig Stavianicek, la compagne bien plus âgée que lui (trente-sept années les séparaient) qui partageait sa vie et qui mourut en 1984 – et, après avoir mangé des sandwiches, ils se rendent ensemble au lieu de remise du prix. Mais, ne rencontrant aucun organisateur à l’entrée, ils s’assoient directement dans la salle au milieu du public, alors que le président de séance les cherche, etc.
Premier récit, premier quiproquo – mais, par la suite, il y en aura encore plein d’autres car, à chaque fois, Thomas Bernhard, soit s’y rend à contrecœur soit est mal accueilli. « Mais où est donc passé l’écrivaillon ? », entend-il par exemple demander ce jour-là une ministre, « avec une arrogance et une bêtise inimitables », précise-t-il, avant d’ajouter : « Je me tenais à proximité immédiate, mais je n’osais pas signaler ma présence. Je pris ma tante par le bras et nous quittâmes la salle. » (Lors d’une autre remise de prix, on l’appellera Madame Bernhard à la tribune.)
De toute façon, à chaque fois, Thomas Bernhard se demande pourquoi on lui a décerné tel prix, il doute complètement du bien-fondé de son attribution car il en déteste ou les jurés ou les précédents lauréats mais, en même temps, comme il a absolument besoin de l’argent qui va avec, après moult tergiversations, il accepte toujours et se déplace aux cérémonies, composant, à la dernière minute, de brefs discours totalement décalés et qui, parfois même, font scandale – au point que, lors du prix d’État, un ministre l’insultera publiquement avant de claquer la porte !
Thomas Bernhard nous raconte tout cela avec émotion ou candeur, et se plaît aussi à nous surprendre avec le détail de ce qu’il a fait avec l’argent des prix : prendre une option pour ce qui deviendra sa maison, dépanner financièrement un de ses éditeurs, acheter une superbe Triumph Herald et partir en vacances en Yougoslavie…
Et, à chaque fois, les péripéties drôles ou dramatiques qui en découlent nous bouleversent comme elles le bouleversent lui-même, tellement Thomas Bernhard reste un écorché vif continuellement balloté par les événements.
Les récits de Mes prix littéraires, par leurs implications extrêmement personnelles, recoupent également de nombreux passages de ses écrits « autobiographiques » [**] (l’évocation attendrie de son grand-père, la maladie continuellement présente dans son existence, ses angoisses, ses lâchetés et son courage) et nous le font comprendre et aimer encore mieux !
Michel Sender.
[*] Mes prix littéraires (Meine Preise, Suhrkamp Verlag, Francfort, 2009) de Thomas Bernhard, traduit de l’allemand par Daniel Mirsky, collection « Du monde entier », éditions Gallimard, Paris, mai 2010 ; 176 pages, 12,50 €.
[**] Je pense notamment à L’Origine – La Cave – Le Souffle – Le Froid – Un enfant, tous traduits par Albert Kohn et regroupés en 1990, avec une préface de Bernard Lortholary, dans un seul volume de l’ancienne collection « Biblos » (un peu l’ancêtre de « Quarto ») des éditions Gallimard.