"Le Joueur" de Dostoïevski

Publié le par Michel Sender

"Le Joueur" de Dostoïevski

« Me voici de retour après deux semaines d’absence. La famille était arrivée à Roulettenbourg depuis trois jours. Je me croyais attendu avec une fébrile impatience, mais je me trompais.

Le général m’adressa la parole d’un air détaché et me dit de m’adresser à sa sœur. Je compris qu’il s’était procuré de l’argent par un emprunt quelconque. Il paraissait même gêné de m’avoir en face de lui.

Marie Philippovna accepta mon argent, en fit le compte, puis écouta le récit de mon voyage du commencement à la fin.

Mézentsof, le petit Français et un Anglais étaient attendus pour le dîner. Comme de bien entendu, puisqu’on était en fonds, on lançait des invitations.

Pauline Alexandrovna, m’ayant reconnu, vint à moi pour me demander pourquoi j’avais été si longtemps absent. Elle s’éclipsa sans attendre ma réponse. Pourtant nous avions beaucoup de choses à nous dire. » [*]

 

Plongé de nouveau dans Dostoïevski, je suis retombé sur un volume (que je n’avais pas ouvert depuis longtemps) intitulé Le Joueur (un roman de 1866), mais regroupant également Les Nuits blanches (Белые ночи, 1848), une nouvelle de la période de Niétotchka Niézvanova, et Le Souterrain (Записки из подполья, 1864), connu aussi en français comme Mémoires écrits dans un souterrain, Le Sous-sol, Les Carnets du sous-sol ou Notes d’un souterrain, un texte d’une mégalomanie extraordinaire (« Je suis malade, méchant, désagréable. Je dois avoir mal au foie ; ce que ma maladie est exactement, je l’ignore ; d’ailleurs ce n’est pas au foie que j’ai mal », débute le récit) qui annonce les grands romans.

Ce volume m’intrigue surtout parce que, en dehors du nom de l’auteur, orthographié avec un y en fin (ce qui était courant à une époque), tout le reste est anonyme : introduction non signée, aucune mention de traducteur.

De ce fait, lisant plus particulièrement Le Joueur (en russe, Игрок, que l’absence d’article a parfois fait titrer Un joueur), je me suis intéressé au texte russe [**] et aux autres traductions en ma possession : Halpérine-Kaminsky en Librio et révisé par Bernard Kreise chez Mille et Une Nuits, Sylvie Luneau chez divers éditeurs (ancien Livre de Poche et Gallimard), André Markowicz chez Actes Sud.

Sans faire un comparatif mot à mot, dans la version Prodifu, j’ai d’abord été surpris par la présence d’un des Grieux — avant de comprendre qu’il s’agissait du petit Français, le Françousik — qui, dans l’original n’est nommé qu’à partir du début du chapitre V (Де-Грие) et que d’ailleurs Halpérine avait retranscrit en de Grillet (la graphie Des Grieux, sans doute à cause de Manon Lescaut, semble maintenant systématique, au point que Bernard Kreise l’a corrigée dans sa révision).

Autre particularité, le traducteur Prodifu utilise très souvent le mot Kursaal pour signaler le casino alors que Dostoïevski parle simplement de воксал (voksal, qu’Halpérine traduit parfois par gare).

Grosse inattention ou erreur manifeste, le volume Prodifu cite systématiquement Hambourg (avec Bade et Spa) comme une ville d’eaux, alors qu’il s’agit évidemment de Hombourg (Гомбург). — On pense par ailleurs que le Roulettenbourg (Рулетенбург) de Dostoïevski s’inspire de Wiesbaden.

Dernière remarque, le texte russe (ce qui est très fréquent chez Dostoïevski ou Tolstoï) est truffé d’appellations, de locutions ou d’expressions françaises, parfois de phrases entières reproduites telles quelles — ce que ne respecte absolument pas (à la différence de Sylvie Luneau et André Markowicz) notre rewriter prodifuesque…

Mais, plus généralement, Le Joueur, dans le contexte de sa composition (on sait qu’il fut dicté, du 4 au 29 octobre 1866, en vingt-six jours ― parallèlement à l’écriture de Crime et Châtiment) et par ses relents manifestement autobiographiques, reste une œuvre fascinante.

L’histoire de cette société cosmopolite de joueurs dans une station allemande, l’arrivée inattendue de la grand-mère (la fameuse baboulinka que tout le monde espérait morte), son caractère et son engouement incongru et soudain pour la roulette, les contradictions et les atermoiements du narrateur amoureux transi de Paulina, les autres personnages (le Général, Mademoiselle Blanche, Des Grieux, Mister Astley…) tous aussi complexes les uns que les autres — demeurent d’une géniale invention, en ayant créé des types humains inoubliables et universels, ce qui explique son succès et sa réputation, même si ce n’est pas son meilleur livre.

 

Michel Sender.

 

[*] Le Joueur (suivi de Les Nuits blanches et Le Souterrain) de Dostoïevsky, « Les cent un chefs-d’œuvre du génie humain », Prodifu, 5, rue du Coq Héron, 75001 Paris, 1979 ; 472 pages (cartonné, printed in Romania ; « Portrait de Zacharie Zacharian » par Edgar Degas en couverture).

[**] Disponible sur ru.wikisource.org (Викитека).

Publié dans Littérature

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