"Le Dernier Hiver du Cid" de Jérôme Garcin

Publié le par Michel Sender

"Le Dernier Hiver du Cid" de Jérôme Garcin

« Ce n’est pas, il en rêve si souvent, il en connaît les moindres allusions, il la regrette déjà, la douce fatigue des jours heureux. Elle apparaît toujours au même moment, quand le soleil se love en bâillant derrière la colline. L’air pastel libère alors ses parfums collants de résine et de mimosa, il sent le travail accompli. Torse nu depuis l’aube, il a porté tour à tour sur ses épaules deux petits enfants ardents, jamais rassasiés, joué avec eux sur le sable blond de Pampelonne, exulté dans une mer d’huile, édifié devant la maison des murets en pierres sèches, de rectilignes restanques aux allures d’escaliers italiens, débroussaillé sous les pins qui se dressent au bout de la terrasse pour prévenir les incendies, arraché de mauvaises herbes jaunies, arrosé les lauriers-roses et les jeunes eucalyptus, inspecté les vignes du bas jusqu’au vieux lavoir et tressauté sur le siège rapiécé du tracteur, un pétaradant modèle d’avant guerre. Après s’être tant dépensé, tant donné, tant oublié, avoir été aimant, radieux, opiniâtre et utile, le jeune père capitule avec une volupté qui est sa récompense. Il souffle comme un manœuvre sur un chantier en bonne voie, au milieu des gravats encore chauds. » [*]

 

Jérôme Garcin a fait paraître Le Dernier Hiver du Cid aux éditions Gallimard pour le soixantième anniversaire de la mort de Gérard Philipe (1922-1959).

Évoquer les dernières semaines (en fait le dernier automne, après une incursion en août à Ramatuelle) de la vie de cet acteur mythique était une tâche délicate après le témoignage d’Anne Philipe, Le Temps d’un soupir, livre indépassable et incontournable [**].

Ensuite Jérôme Garcin a épousé la fille de Gérard Philipe, Anne-Marie Philipe, très jeune à la mort de son père, et pour qui il assume une sorte d’héritage familial.

En prenant le temps et en composant un hommage à base de retours en arrière mêlés au décompte scrupuleux des derniers jours, Jérôme Garcin s’est tiré avec brio, style et sobriété de ce difficile défi.

Il fallait en effet à la fois éviter l’hagiographie ainsi que la sensiblerie à faire pleurer dans les chaumières sur le destin fauché par la maladie d’un homme adulé approchant de ses trente-sept années d’existence.

Certes, on sait que François Truffaut et les tenants de la Nouvelle Vague n’approuvaient aucunement les films de Gérard Philipe de même qu’il est sans doute aujourd’hui de bon ton de critiquer le soi-disant conformisme culturel du TNP de Jean Vilar.

Mais, ironie de l’Histoire, François Truffaut, après La Nuit américaine ou Le Dernier Métro, a été taxé lui-même de « commercial » tandis que Bertrand Tavernier a bien démontré de son côté que les querelles d’Anciens ou de Modernes perdaient tout sens.

Gérard Philipe n’avait pas à rougir de son parcours artistique, bien au contraire, ni de son engagement politique ou syndical (voir ce blog le 25 novembre 2009). Pareillement, Joris Ivens, avec qui il réalisa son unique film, Les Aventures de Till l’Espiègle, reste un cinéaste à largement redécouvrir.

Plus émouvants encore étaient ses projets à venir : jouer Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo,  aborder enfin Hamlet, voire Dom Juan ; sa lecture des tragiques grecs, des Troyennes d’Euripide…

Demeure enfin l’interrogation finale, le choix d’Anne Philipe et du médecin de ne rien lui dire de son cancer et de sa mort prochaine. Question lancinante dont la réponse est peut-être dans leur promesse commune, une nuit au jardin du Luxembourg, présente dans Le Temps d’un soupir et rappelée par Jérôme Garcin : « Nous essaierons d’être élégants si un jour nous sommes malheureux » ; « Je te le promets. »

 

Michel Sender.

 

[*] Le Dernier Hiver du Cid de Jérôme Garcin [éditions Gallimard, octobre 2019], collection « Folio », éditions Gallimard, Paris, mars 2021 ; 208 pages (Prix des Deux-Magots 2020).

"Le Dernier Hiver du Cid" de Jérôme Garcin

[**] Le Temps d’un soupir d’Anne Philipe, paru en 1963 chez Julliard, a été lu (après les reprises des clubs de livres) par toute une génération dans la première édition du Livre de Poche de 1969 illustrée d’une photographie Holmes-Lebel choisie par Pierre Faucheux. (Aujourd’hui, la couverture récente utilise une photo de Gérard Philipe dans Le Cid.)

"Le Dernier Hiver du Cid" de Jérôme Garcin

J’ai consacré un article à L’Écuyer mirobolant de Jérôme Garcin sur ce blog le 15 février 2010 (ci-dessus couverture de l’édition « Folio »).

Publié dans Littérature

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